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il devait aller. On peut dire pour l’excuser que ce travail irrésistible de son imagination était la cause même de sa peur.

Peut-être, en fait de bravoure, nous faudrait-il tous, les uns et les autres, être plus modestes que nous ne le sommes d’habitude, et convenir que souvent être brave, c’est manquer d’imagination. Deux voyageurs cheminent ensemble dans un pays inconnu. Pierre n’a pas d’imagination, il ne songe pas aux animaux féroces, aux indigènes, plus féroces que les animaux, aux périls de la faim et de la soif, au danger de perdre sa route ; il ne pense qu’à activer le pas de sa monture pour arriver plus vite. Mais, par malheur, Paul a de l’imagination. Alors, malgré lui, il pense aux lions, aux tigres qui sortent d’un hallier, aux indigènes qui lancent des flèches empoisonnées, aux affreux supplices qui sont réservés aux prisonniers. Il ne peut s’empêcher de détailler dans sa pensée ces divers supplices, il se sent déchiré lambeau par lambeau ; et alors, ému par tous ces tableaux que son imagination lui présente avec une extraordinaire vivacité d’images, il a peur : il tremble. Si Pierre avait ces mêmes idées, ce Pierre qui paraît si brave aurait peur, lui aussi, et tremblerait tout comme Paul.

En pareil cas, l’imagination se confond presque avec l’attention. L’attention excite la peur comme elle excite toutes les émotions. Faire attention à une image, c’est, par cela même, la grandir, la développer, la rendre importante, prépondérante, lui donner du relief, de l’éclat, de la force.

Supposons qu’on dise à quelqu’un : « Je vais vous faire ici, en ce point de la peau, une piqûre d’épingle ; elle ne sera pas bien douloureuse, mais enfin ce sera une piqûre. » Pendant quelques minutes la piqûre d’épingle est toujours là, menaçante : toute la force de notre attention y est portée, et alors finalement, cette piqûre, inoffensive au fond, deviendra presque douloureuse. Si cette même piqûre nous avait surpris sans que nous eussions eu le temps de la méditer, de réfléchir sur elle, de concentrer toute notre attention sur cette blessure insignifiante, elle aurait peut-être passé inaperçue. Mais, de par l’attention, elle est devenue très forte.

De même pour la peur. On peut s’y préparer, et cette longue préparation contribuera à redoubler la frayeur. C’est un cruel supplice que celui des malheureux qui doivent bientôt subir une opération. Encore à présent, grâce au bienfait de l’anesthésie chirurgicale, — assurément un des plus grands services que les médecins aient rendus à l’humanité, — grâce, dis-je, à l’anesthésie, les opérations ne sont plus douloureuses, et la terreur qu’elles provoquent est assez peu justifiée. Mais autrefois la longue méditation du moment terrible rendait la terreur encore plus forte.