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où il dirigeait un grand journal quotidien. Washington Irving écrivit une préface en tête de ce recueil, qui assura la réputation de l’auteur à l’étranger ; on reconnut que ses vers complétaient la prose de Cooper : même sentiment profond de la nature sauvage, solitaire et grandiose. D’autres l’ont surpassé quant à la minutie de l’observation, mais comme l’a dit Thoreau, un disciple d’Emerson, — qui pourtant posséda, quoiqu’il s’en défendît, cette qualité si moderne de la précision scientifique, — « le ton et l’accent, » voilà l’essentiel quand il s’agit de peindre et de faire sentir la nature. Bryant possède au suprême degré cette qualité maîtresse qui fut celle des anciens, lesquels, en reconnaissant les moindres ombres, les moindres nuances, ne se piquaient point de spécifier.

Lui aussi, l’auteur de Childe Harold, peint la mer et les montagnes sous leurs aspects les plus larges et les plus simples ; il subordonne les manifestations de la nature à sa propre passion, comme Bryant prête à ces mêmes manifestations l’écho de sa mâle sagesse et les plus nobles sentimens d’un cœur tendre et généreux autant qu’il est calme et profond. Malheureusement (et c’est une des raisons qui assurent l’immense supériorité de Byron), la passion fournit plus de cordes à la lyre que la vertu. Le cadre de Bryant est limité de toutes manières. En considérant le monde physique sous son aspect purement phénoménal, il s’interdit l’accès des avenues si variées qui mènent aux vérités scientifiques récemment découvertes, et où Tennyson, par exemple, a su faire d’heureuses excursions ; il ne possède pas non plus la ressource d’expression d’un Tennyson, qui se ressent d’avoir en Keats et Shelley pour prédécesseurs, encore moins le vocabulaire bien moderne de Swinburne, ce merveilleux philologue qui semble avoir emprunté leurs séductions à toutes les langues : l’anglais de ses vers corrects, nerveux, mais tout uni, est celui qu’écrivaient les poètes dans la froide période qui commence à Pope et finit avec Cowper. Au temps où se formait son style, une sorte de renaissance n’avait pis encore remis en usage les mots frappés en relief de l’époque d’Elisabeth ; du moins, la magie d’une palette parfois surchargée ne dérobe-t-elle pas chez lui le plus ou moins de perfection du dessin. Il se recommande par la clarté, par la concision, par l’exacte application de chaque terme ; toujours naturel, il arrive parfois au sublime avec ce qu’on a très justement nommé une sorte d’inconscience sereine de l’effet. Ce qui lui manque, c’est l’abondance, c’est la souplesse ; sa longévité ne s’allia pas à cette verve féconde qui nous émerveille chez Millon, chez Hugo, chez Longfellow. Elle semble presque, dit M. Stedman, avoir été le résultat biologique d’une délibération et d’une lenteur innées.

Un énorme travail absorba sa vieillesse : quand il crut avoir