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son inspiration, dont le fond ne change pas. Il ne faut pas déplorer cette persistance de l’individualité humaine, cette éternelle conséquence de la pensée avec elle-même ; il est bon que l’artiste maîtrise les sujets au lieu d’être maîtrisé par eux, qu’il les assimile à son tempérament propre et les traite selon son point de vue spécial. L’œuvre entier d’un homme de génie représente alors la continuelle réaction d’une personnalité constante sur des élémens divers. Ainsi, les Noces de Figaro, Don Juan, la Flûte enchantée, le Requiem, révèlent chez Mozart une immuable conception de l’idéal. Rossini se retrouve, éclatant et facile, dans son Stabat et sa Messe; Verdi, dans son magnifique Requiem, reste avant tout musicien de théâtre, et M. Gounod, dans les cantiques de Polyeucte, et même de Mors et Vita, garde encore la tendresse, presque la caresse de ses chants d’amour.

La scène du baptême, de Polyeucte, n’est pas sans rapport avec la Pâque de la Juive. Haïs, traqués comme les juifs, les premiers chrétiens célèbrent leurs mystères dans le secret et l’ombre, et le vieux Siméon préside, comme le vieil Éléazar, aux saintes cérémonies. Mais Halévy et M. Gounod, le maître et le disciple, ont traité différemment ces deux sujets analogues. La Pâque est peut-être le plus beau tableau religieux qu’il y ait au théâtre. Cette misérable chambre, fermée pour une nuit du moins aux outrages du dehors, devient l’asile, le sanctuaire d’un culte, que la persécution suffirait à rendre sacré. Cette poignée d’artisans qui se partagent un morceau de pain, c’est le débris d’un grand peuple proclamant son droit à la vie et à la prière. Quand Éléazar se lève et bénit l’assemblée de ses mains tremblantes, alors, sur ces harpes qu’on dirait détachées des saules de Babylone, c’est la plainte de toute une nation, c’est son recours désespéré qui monte vers le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Jéhovah tout-puissant et sévère qu’Israël n’adora jamais sans crainte. Tel n’est pas le dieu de Polyeucte, et la différence des deux styles correspond à la différence des deux croyances exprimées. Le Dieu du Golgotha n’est plus celui de l’Horeb ou du Sinaï, un Dieu lointain et terrible, mais un Dieu fait homme, et désormais toujours présent; non plus le Dieu qui punit, mais celui qui sauve; non plus le Dieu qu’on redoute, mais celui qu’on chérit. Et de quelle tendresse Polyeucte l’aime-t-il, ce Christ auquel il vient de se donner ! L’eau du baptême à peine a touché son front, qu’une extase mystique envahit son âme ; il verse des larmes de joie comme n’en répandit jamais l’austère Éléazar. La ferveur juvénile du néophyte éclate partout : dans ces phrases passionnées, symbole de l’étreinte divine, dans ces progressions caractéristiques du style de M. Gounod, dans ces soupirs, dans ces sanglots d’amour, dans ces élans irrésistibles qui, de la source où l’on baptise Polyeucte, nous ramènent malgré nous au balcon de Juliette.