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Il est naturel qu’en présence des universités étrangères, je pense surtout à nos universités naissantes. Nous sommes tout au début d’une œuvre exposée encore à bien des périls. Il faut vaincre des habitudes acquises, l’ignorance des uns, la mauvaise volonté des autres, le préjugé démocratique contre le haut enseignement et le préjugé utilitaire, qui, n’admettant que l’utilité immédiate, tarirait, si on le laissait faire, la source même de l’utile, c’est-à-dire la culture de l’esprit. En songeant aux longs efforts qui restent à faire, je me rappelle les vers où Virgile énumère au vigneron les précautions à prendre pour mener à bonne fin son plant délicat. Encore devra-t-il après tout ce labeur, au moment où la maturité sera enfin obtenue, redouter la pluie :


Et jam maturis metuendus Jupiter uvis.


Combien plus ne devons nous pas nous défier de Jupiter, nous qui sommes aux premiers jours de la saison de travail! Courage pourtant! Les universités de province commencent à poindre ; déjà Bordeaux et Lyon sont assurés de l’avenir. A Paris, l’état et la ville seront récompensés de leur générosité envers les facultés. La nouvelle Sorbonne ne sera point trop vaste pour ce jeune monde d’étudians qui remplit aujourd’hui les baraques en bois de la rue Gerson et de l’Avenue de l’Observatoire. Ici, dans cette ville de Leipzig, en face d’une de ces universités qui ont tant fait pour la grandeur et la prospérité de l’Allemagne, nous aimons à rendre à notre pays cette justice qu’il a jusqu’à présent compris son devoir envers la science.

A tout moment nous échangeons nos idées sur l’éducation. L’éducation allemande est nationale : elle veut former des Allemands; l’histoire enseigne aux écoliers que la civilisation humaine a trois représentans : la Grèce, Rome, la Germanie, et elle est un long panégyrique du germanisme, depuis les origines jusqu’à nos jours. Les héros d’autrefois, le héros Alaric, le héros Théodoric, le héros Charlemagne, le héros Barberousse, sont aimés avec tant de chaleur qu’on les dirait vivans. Par contre, les vieux ennemis, Romains, Gaulois, Slaves, sont haïs comme s’ils attaquaient la frontière. A plus forte raison, semble-t-il que l’incendie du Palatinat soit en pleines flammes et que Louis XIV règne à Versailles. Dans ces souvenirs, aucune perspective ; ils se pressent tous au premier plan. De là vient cette fraîcheur de la haine, et la solidité d’un patriotisme dont la substance est plusieurs fois séculaire.

Nous sommes, nous, trop désintéressés dans notre éducation ;