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effrayante, et les risques sur mer se sont tellement augmentés de ce chef que cet accident est devenu la principale préoccupation de la navigation ; il constitue un péril sérieux, surtout pour des bateaux aussi longs, aussi étroits, aussi ras sur l’eau et aussi rapides que les torpilleurs actuels.


IV.

Toutes les raisons que je viens d’exposer seraient suffisantes pour les confiner le long des côtes et ne pas en faire des bâtimens de croisière et de navigation ; mais il en est d’autres qui, pour appartenir à un ordre d’idées différent, n’en sont pas moins péremptoires ; c’est que la vie prolongée à la mer, à bord de ces bateaux, est au-dessus des forces de l’homme.

Que la science ait un pouvoir indéfini sur la matière, je l’accorde, mais elle n’en a qu’un bien limité sur la condition humaine ; elle ne parviendra jamais à faire de l’homme un chiffre, une abstraction. Dans un capitaine, un mécanicien, un matelot, il n’y a pas seulement le capitaine, le mécanicien, le matelot, il y a l’homme, il y a une intelligence et un corps ; en quelque situation qu’on le place, quelque fonction qu’on lui attribue, quoi qu’on lui demande, on ne devra pas oublier que c’est un être qui pense et qui sent, et on devra tenir compte des exigences de sa nature et des besoins aussi bien que des faiblesses de son corps ; le zèle dont il s’enflamme, l’excitation qu’on provoque en lui par le sentiment de l’honneur et du devoir ou par tout autre, peuvent le porter à se raidir momentanément contre ces exigences, ces besoins, cette faiblesse, mais si cela dure trop, il se rebute, quelquefois se révolte ou il en meurt, ce qui est non-seulement douloureux, mais va à l’encontre du but quand ce sont des services et non sa vie qu’on lui demande. Ces exigences de la condition humaine, ces besoins, ces faiblesses du corps, d’où dépendent, dans une si large mesure, la lucidité de l’esprit, la promptitude du coup d’œil et l’énergie de l’âme, sont incompatibles avec la vie à bord des torpilleurs à la mer, d’où résulterait pour eux, dans une attaque, après plusieurs jours de croisière, une infériorité relative que nous examinerons plus loin.

Pendant l’été, de beau temps et en calme, la situation serait plus supportable, en faisant cependant une première réserve pour le séjour à l’extérieur au sujet de la ventilation excessive produite, si près de la surface de la mer, par la rapidité de la marche du bateau, ventilation à laquelle s’ajoute une pluie continuelle de gouttelettes salées, et une seconde réserve au sujet du séjour dans l’intérieur