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ceux-ci, et ainsi de suite, selon la mode de tous les pays arabes. Il fut décidé qu’au milieu de la journée, à l’heure où le soleil est le plus chaud, nous ferions passer chevaux et mulets à la nage, car nous en aurions eu sans cela pour cinq ou six jours. Chaque voyage de la barque durait environ trois quarts d’heure et servait au transport de quatre ou cinq d’entre nous et d’autant de cantines. Au reste, la barque chargée était charmante à voir pour ceux qui restaient sur les rives, car ceux qui étaient dedans avaient quelque peine à s’y tenir. Empilés les uns sur les autres à côté des bagages, ils recevaient sans cesse des coups d’avirons qui risquaient de les jeter à l’eau. Les Arabes les enveloppaient de toutes parts sous prétexte de les consolider et grimpaient en outre en pyramide sur les bagages. L’un d’eux, placé au sommet du chargement, avait pour unique fonction de diriger la mélodie sans laquelle ne s’exécute aucun travail en Afrique. La barque s’ébranlait lentement ; aussitôt le musicien entonnait son chant, que tous les bateliers répétaient en chœur. Leurs voix augmentaient graduellement à mesure que la barque s’avançait décrivant dans le fleuve des courbes élégantes autour des bancs de sable, et rien n’était joli, à distance, comme cette masse colorée et murmurante qui glissait sur la surface bleue de l’eau avec des refrains prolongés dans l’air sonore du matin et dans l’espace démesuré de la plaine. Quant au sens de ces refrains, il était des plus simples. Le nom d’Allah revenait à satiété, comme toujours. Allah, isahal alima! Que Dieu nous facilite (le passage), voilà ce qu’ils disaient. Les musulmans ne font pas une seule action sans inviter ainsi Allah à y intervenir. Même lorsqu’ils font celle que Lella-Mîmouna-Taguenaout et Sidi-Bou-Selham faisaient tous les soirs, par une jouissance anticipée du paradis, ils éprouvent le besoin d’être secondés par Dieu. Bismillak ! au nom de Dieu! disent-ils; et beaucoup, paraît-il, ajoutent en suppliant: Allah isahal alima !

Le chargement de la barque donnait lieu à ces éternelles scènes de maladresse, de cris, de mouvemens désordonnés dont les Arabes accompagnent aussi tout travail. Sans la présence du cheik El-Habbâsi, qui avait voulu présider lui-même à notre passage, jamais elles ne se seraient terminées. Elles étaient aussi raccourcies dans leur durée par l’intervention d’un homme admirable, qui a été la Providence de tout notre voyage, le caïd Mohammed Alkalaï, un des janissaires de la légation de France. Tout le monde connaît, sans le savoir, la figure qu’a ou plutôt qu’a eue le caïd Mahommed Alkalaï. C’est lui qui a posé pour le bourreau de Grenade dans la fameuse toile d’Henri Regnault qui figure aujourd’hui au Louvre. Henri Regnault n’avait pas été chercher bien loin ses modèles à Tanger : il avait pris son bourreau parmi les janissaires et sa Salomé parmi les servantes