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à la capucine turque, qui est autrement vigoureuse que la vôtre, car les Turcs sont vos maîtres en fait d’abus. N’espérez donc pas me tromper et me cacher vos capucines : je les apercevrai d’emblée et je vous avertis que je les arracherai. » Les deux Marocains avaient les yeux et les oreilles ouverts ; ils ne disaient plus un mot; on n’entendait que la voix de M. Féraud et le murmure lointain de la mer. Nous partîmes sur cette péroraison ; mais il n’était que trop vrai, les allées du jardin étaient obstruées par ces diablesses de capucines. Elles s’attachaient à nos jambes, comme pour nous narguer. M. Féraud en prit une et y joignit un coquelicot; puis il expédia le tout par un Arabe, qui souriait, au pacha et à son secrétaire. La capucine, nommée en Algérie et Tunisie Chabir-el-Bacha, c’est-à-dire : l’éperon du pacha, s’appelle au Maroc : Hakem-bela-cheriâ, ce qui signifie : un maître inique. Quant au coquelicot, il est l’emblème de la violence et porte le nom de Abou-Pharaoun : la fleur du pharaon, les Pharaons ayant, en Afrique, la réputation d’avoir été les plus féroces souverains. M. Féraud avait prouvé aux deux Marocains qu’il ne savait pas moins que la langue arabe le langage des fleurs.

Notre camp était dressé au bord de la mer, près des murailles de la ville, à côté de ce château Saint-Étienne, que ses coupoles font reconnaître pour une construction espagnole. Toute l’après-midi, des centaines de cavaliers avaient exécuté en notre honneur une fantasia enragée, sur une espèce de terre-plein bordé de cactus qui s’étendait derrière notre camp. La ville entière y assistait, plus curieuse encore de nous voir que d’admirer les évolutions assez médiocres des cavaliers. Il y avait là une population singulièrement mélangée, composée de musulmans, de juifs et d’Européens. Au coucher du soleil, nous fîmes en sa présence la cérémonie de la descente du drapeau. Lorsque nous marchions sous l’escorte des soldats du sultan, c’était le drapeau du Maroc, drapeau absolument rouge, sans aucun ornement, qui nous précédait. Mais au camp, étant chez nous, nous arborions le drapeau français, et le drapeau rouge du Maroc allait se réfugier sous la tente du caïd raha. A la chute du jour, nous le descendions avec la même solennité que sur un bateau de guerre. Nous nous rangions autour de la hampe, notre clairon sonnait une fanfare, deux janissaires de la légation tiraient des coups de feu, et nous nous découvrions tous avec respect devant l’emblème de la patrie absente. Chaque soir, la descente du drapeau, si simple qu’elle fût, me causait une émotion que s’expliqueront seuls ceux qui savent par expérience ce que c’est qu’aimer son pays à l’étranger. Assurément, on aime son pays au dedans d’une affection profonde, mais au dehors on a pour lui cette sorte de passion attendrie qu’on éprouve pour un amour éloigné