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n’ayant plus rien à craindre de l’humidité; mais, pour passer les quelques bagages restés avec nous, c’étaient des mouvemens, c’étaient des cris, c’étaient des maladresses inimaginables! Il n’y a pas de peuple plus franchement incapable de se tirer habilement d’une difficulté que les Marocains. A chaque oued, il fallait s’arrêter sous la pluie pour surveiller nos valises, qui tombaient dans la vase, notre escorte, qui s’embourbait, tout notre matériel en danger. Nous faisions la plus piteuse figure. Un seul d’entre nous, M. Henri Duveyrier, qui représentait avec moi dans la mission l’élément non diplomatique ou non militaire, ne perdait pas une minute; son carnet de notes d’une main, son chronomètre ou sa boussole de l’autre, il travaillait à l’itinéraire, insouciant des cascades qui dégringolaient sur nos têtes et des écarts de son cheval qui glissait sur la terre détrempé. Au bout de quelques heures de marche, nous avions tourné le cap Spartel, la mer nous apparut tout à coup; cette première vue de l’océan était lugubre : d’immenses lames jaunâtres, que surmontait une écume d’un blanc sale, venaient se briser sur la plage avec un hurlement monotone qui dominait à peine celui de la pluie et du vent, semblable à un cri de détresse toujours répété au milieu des rumeurs d’une catastrophe. Descendus sur le rivage, nous le suivîmes en silence jusqu’au Tahaddar, remarquant partout d’énormes débris, de lourdes poutres, des fragmens informes que la tempête avait jetés le long des dunes. Au Tahaddar, commença un nouveau supplice, un des plus cruels que j’aie éprouvé dans mes voyages. Il n’y avait, pour traverser le fleuve, qu’un méchant bateau, où ne pouvaient passer à la fois que deux ou trois chevaux et à peu près autant de voyageurs. Nous allions donc rester là des heures, puis des heures encore, et chacun de nous grelottait la fièvre! Et je sentais, pour mon compte, les jambes perdues dans le sable, le dos courbé sous l’averse, un froid glacial m’envahir tout entier avec les frissons et les sueurs les plus pénibles ! Par bonheur, le gros de notre bagage était déjà sur l’autre rive. Il n’en fallut pas moins bien longtemps pour que nous y fussions tous transportés. Les chevaux, fatigués, refusaient de se laisser embarquer et on ne pouvait songer à les conduire à la nage dans une eau glacée. C’était à désespérer de l’Afrique ! Pourtant nous touchions au port, je veux dire au camp. Nous l’apercevions à quelque distance, à un endroit nommé El-Bridje, le fortin, au penchant d’une colline, où quelques tentes avaient été plantées. Nous y fûmes bientôt. Par une heureuse fortune, la pluie diminua quelque peu, comme pour nous souhaiter la bienvenue. Nous pûmes nous changer sans trop de difficulté, baigner nos pieds dans de l’eau bouillante, avaler les plus chaudes boissons, nous frictionner tout le corps et dîner avec l’appétit de gens qui cherchent dans une nourriture abondante un moyen de se