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grande édification des Marocains. Depuis lors, chaque fois qu’un chérif a mérité la bastonnade pour quelque méfait commis contre un Européen, elle lui a été libéralement donnée; et, chose étrange, quelque prosaïque que soit ce moyen de calmer les fureurs religieuses des saints, il a si bien réussi qu’aujourd’hui, encore une fois, il ne reste plus à Tanger que bien peu de traces de fanatisme. C’est dans cette ville, tout imprégnée des mœurs de l’Europe, que réside presque constamment le principal chef religieux du pays, le grand-maître de l’ordre de Moula-Taïeb, le fameux chérif d’Ouezzan, qui est devenu récemment notre protégé, après avoir toujours été notre ami. Il n’a pas eu besoin de la moindre leçon, lui, pour secouer tous les préjugés de l’islamisme, car jamais aucun d’eux n’était entré dans son esprit parfaitement libre ou, comme on disait au XVIIe siècle, parfaitement libertin. C’est à son corps défendant et bien malgré lui qu’il est pontife. Mais cela ne le gêne aucunement. Il porte sa sainteté avec une désinvolture admirable, se laissant adorer par le peuple, permettant à la foule de baiser avec dévotion la frange de son burnous, l’étrier, la selle, les pieds et jusqu’au bout de la queue de son cheval, passant avec une suprême indifférence et un absolu dédain au milieu de ses fidèles prosternés. Court, gros, ramassé sur lui-même avec un faux air de Sancho Pança, bronzé comme un mulâtre, la lèvre épaisse et sensuelle, l’œil fatigué, la figure lourde et commune, sans aucune recherche de costume, sans aucun signe qui le distingue des autres indigènes, il n’a cessé de mettre aux plus rudes épreuves la foi des adeptes de son ordre. Peu croyant dès sa jeunesse, lorsqu’il entreprit le voyage de La Mecque, il fit la traversée sur un bateau français. Il en revint médiocrement édifié par la pierre noire de la kasbah et par le puits de Zemzem, mais enchanté de nous, de nos mœurs, de notre scepticisme et surtout de nos boissons. Pendant de longues années, en dépit des défenses du Coran, il se grisait résolument chaque jour, et, dès qu’il était gris, commettait avec la hardiesse d’un saint en rupture de sainteté toutes les sottises qui lui passaient par la tête. Un jour même, les choses furent poussées si loin que les marabouts et les tolba d’Ouezzan crurent devoir prier leur grand-maître d’aller vivre hors de la zaouïa, que souillaient ses débauches. Sa femme, se mettant de la partie, lui fit une violente scène conjugale. Le chérif irrité lança par trois fois, pour la répudier, la fameuse phrase consacrée : «Haram alia, » puis quitta Ouezzan et se rendit à Tanger, tandis que la malheureuse abandonnée allait se réfugier avec son fils auprès du sultan. A Tanger, le chérif, peu enclin au célibat, ne trouva rien de plus simple que d’épouser, à la place de sa fanatique et acariâtre épouse, une femme de chambre anglaise, à laquelle il permit d’ailleurs de garder son christianisme, ne se sentant nul goût