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Tandis que l’immense majorité de la nation ne veut ni révolution politique ni révolution sociale, tandis que six ou sept millions d’électeurs veulent la société nouvelle telle qu’elle existe depuis le commencement de ce siècle, la chambre issue du suffrage universel compte à peine quelques représentans de ce grand parti national. Comment expliquer cette anomalie? On peut, en compulsant les textes de lois, croire qu’à un jour donné, dix millions de citoyens examinent la situation politique de la France, s’en forment une opinion, expriment sur chaque question à l’ordre du jour un avis, cherchent des mandataires qu’ils connaissent et les choisissent en toute liberté. Quelle illusion! et combien, même sous le suffrage universel, les choses se passent autrement! Laissons là les textes et passons de la théorie à la réalité. Dans les temps ordinaires, quand un grand mouvement d’opinion n’entraîne pas les esprits, quand le pays n’est pas au lendemain de catastrophes, la masse des électeurs, au grand détriment de l’intérêt national, n’intervient point activement dans le scrutin ; ce sont trois ou quatre cents personnes au plus dans chaque département qui rédigent les programmes et qui choisissent les noms des futurs représentans. Quelles sont ces personnes qui font parler le suffrage universel et qui font sortir de l’urne les noms des députés? Il faut les diviser en deux catégories : l’une, la plus désintéressée et de moins en moins nombreuse, se préoccupe surtout de la marche à imprimer aux affaires publiques ; l’autre, qui compte chaque jour plus d’adhérens, fait de la politique sa carrière, elle veut surtout et avant tout, je ne dirai pas le pouvoir, mais les places. Ces politiciens trouvent plus commode de se faire agens électoraux pour arriver aux fonctions publiques que de s’y préparer par de longues études. Ce sont ces cinquante mille personnes qui, actuellement, dirigent le suffrage universel et disposent des sept ou huit millions de voix qui se trouvent dans les urnes. La France abdique en ce moment au profit de ces politiciens, avec la même facilité qu’au lendemain des menaces socialistes de 1848 elle avait abdiqué en faveur de Napoléon III. Comme en 1852, elle a aujourd’hui trop d’abandon et en revanche elle aura trop de colère dans les jours d’épreuve.

Quand il y a un gouvernement, l’administration sert naturellement de cadre aux six ou sept millions de conservateurs qui ont horreur de l’anarchie et de la réaction, qui ne demandent rien au budget, qui n’attendent rien d’une révolution, qui ne comptent que sur leur travail et leur économie pour faire leur modeste fortune, qui ne regrettent pas le passé et redoutent les bouleversemens. Sans aucune pression, sans aucune intimidation, l’administration