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trente ans, et modifie le mode d’élire en divisant les élections, en partie par arrondissement et en partie par département. »


« 3 novembre. — J’ai été hier voir Talma jouer Auguste dans Cinna ; c’est vraiment une chose admirable. C’est une simplicité parfaite. Il parle à Cinna comme nous parlerions à un ingrat, dans notre chambre, sur notre chaise. Je n’avais pas compris jusqu’ici tout ce qu’il y a de beau dans ce rôle d’Auguste. Talma le joue en vieux homme, bon par fatigue du mal, craignant d’être isolé, et pardonnant bien moins par grandeur d’âme que par la peur de se voir délaissé, et par le besoin de ne plus entendre de trop justes reproches ; ayant des remords, mais des remords compatibles avec l’absolu pouvoir, avec une situation où les moindres actions sont réputées sublimes ; c’est un spectacle hautement philosophique, et que Talma a conçu dans toute sa vérité. »


« 10 novembre. — Nous voici dans une position tout aussi agitée que l’année dernière. Le conseil est divisé ; trois ministres, M. de Serre, M. Decazes et M. Portal, sont pour les grandes mesures, les trois autres contre. Gouvion Saint Cyr dit : « Attendez que mon armée soit composée, et si les jacobins remuent, je les jetterai par les fenêtres. » M. Louis a peur de se brouiller avec la gauche, et M. Dessolle a peur de tout… M. de Serre est venu trouver Victor et lui a demandé d’entrer dans le ministère. Victor lui a expliqué les inconvéniens que cela aurait pour lui ; qu’on attribuerait toute sa dernière conduite à l’ambition ; la peur qu’il ferait au centre ; sa jeunesse, son peu de titres, son peu de crédit, etc. M. de Serre a senti tout cela, mais il lui a répondu que les temps étaient trop pressans pour que chacun pût suivre la marche ordinaire. Victor lui a dit enfin que, si son entrée au ministère était absolument nécessaire pour décider la balance en faveur de la grande mesure, il y consentirait, mais que rien, excepté l’absolue nécessité, ne pourrait l’y décider.

« Paris est fort agité. Le bruit court que M. Decazes traite avec les ultras, et que M. de Serre trahit Louis XVIII.

« Nous avons vu M. d’Argenson. Il s’est montré, comme toujours, parfaitement bon et aimable ; il est entré dans la situation de Victor, et, ce qui m’a paru singulier, il a eu l’air de lui conseiller d’être ministre… Au fond, il est dans la joie de son cœur, mais, quand on lui demande où il va, il n’en sait rien. »


« 17 novembre. — Dimanche, M. de Serre est encore venu chez Victor pour lui reparler du ministère. Il lui a dit que leur plan était de choisir des gens honorables dans tous les partis ; que, en