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richir. Je serais tenté de le croire. Et voici l’autre grand dogme : triomphe terrestre de la justice dans l’humanité, c’est-à-dire croyance au progrès et à la réalisation du royaume de Dieu parmi nous, ou, en d’autres termes, négation de la vie future, et limitation du bonheur à ce qu’il en peut tenir dans l’espace d’une vie humaine.

De toutes les prétendues différences qui séparent l’Aryen du Sémite c’est peut-être ici la seule que je reconnaîtrais volontiers. Les sémitisans de nos académies discutent si le « peuple de Dieu » s’est jamais élevé jusqu’à la conception d’une vie future. Mais la question est tranchée pour ceux qui pensent, comme nous, que, puisqu’il faut y regarder de si près avant de prononcer qu’Israël a cru l’immortalité de l’âme, c’est la meilleure preuve qu’il ne l’a pas crue. De semblables croyances ne se dissimulent pas si bien qu’elles puissent dépendre du sens d’un mot ou de l’interprétation d’une métaphore, elles pénètrent tout le langage, on les reconnaît dans toutes les actions de ceux qui les professent. Aussi bien, les juifs conviennent eux-mêmes que Moïse est muet « sur les récompenses et les peines que l’homme peut trouver dans une autre vie, » qu’il a dû, pour se faire comprendre de son peuple, éviter de donner dans « les subtilités » de la métaphysique ; et ils ajoutent qu’en ce point au moins il a sagement fait, la doctrine de l’immortalité de l’âme « ne pouvant guère se mettre d’accord avec le monothéisme pur, » ou servant même de fondement aux « plus grossières superstitions. » On sait d’ailleurs que ce que les disciples juifs de Jésus ont le plus malaisément admis de sa prédication, c’est que « le royaume de Dieu ne fût pas de ce monde » et que, pour y entrer, il fallût renoncer au rêve charnel de leurs pères. Ce n’était pas une Jérusalem en figure, mais la vraie Jérusalem, qu’ils s’attendaient de voir un jour régner sur les nations. Leur idéal était bien de ce monde, il devait avoir ici-bas sa pleine satisfaction ; le Messie les vengerait de l’esclavage d’Égypte et de la captivité de Babylone, en les substituant aux biens de leurs anciens oppresseurs. En fait, les juifs ont cru, croient encore parmi nous que tout finit avec le corps, avec l’entrée dans le Scheol, que la vie de ce monde n’a d’objet et de but qu’elle-même, qu’il faut donc en tirer, si je puis ainsi dire, ou lui faire rendre tout ce qu’elle contient, et ne jamais sacrifier un plaisir présent à l’espérance, à l’illusion, au leurre d’une félicité future.

À cette conception de la vie, qui était déjà la leur au temps de Salomon, nous sommes arrivés à notre tour, et ainsi, comme dit M. Darmesteter, nous nous sommes rencontrés avec eux. Nous aussi, nous avons rejeté loin de nous toutes ces idées dont on nourrit l’enfance ou la jeunesse des peuples, et à leur place, dans nos cœurs, si ce mot n’est pas trop ridicule, nous avons dressé l’idole du progrès. A l’idéal mystique du christianisme, pour qui ce monde n’est que figure ou