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mieux ce qu’il devait faire et comment un plaideur doit s’y prendre pour gagner son procès et jeter de la poudre aux yeux de ses juges.

Il y a des défaites qui promettent des victoires ; il y a des victoires sans avenir, sans lendemain, et des vainqueurs qui disparaissent dans leur triomphe, témoin la bizarre destinée de William-Gérard Hamilton, dont M. Joseph Reinach a traduit tout récemment la Logique parlementaire. Député à vingt-six ans, il arrivait au parlement dans les conditions les plus favorables, les plus heureuses. Ce jeune homme de riche et grande espérance avait fait à Oxford de brillantes études; travailleur infatigable, profondément versé dans le droit comme dans la politique, aucune question ne lui était étrangère, et ce novice aurait pu donner des leçons à ses maîtres. Quelques mois après son entrée à la chambre, il remportait, comme le remarque son traducteur, le plus éclatant des succès oratoires : « Voilà le rival de Chatham! s’écriait-on; voici pour l’Angleterre un grand orateur de plus! » Point du tout; son succès l’a troublé dans l’âme; du premier coup il s’est mis hors d’état de se surpasser lui-même ; il n’ose pas tenter une seconde fois la fortune, et pendant quarante années, il va demeurer silencieux à son banc.

On le surnommera l’Hamilton à l’unique discours, the single speech Hamilton. Soit orgueil ou inquiétude d’amour-propre, soit timidité ou scepticisme, il ne dira plus rien ; il se dérobe à sa gloire, il se confine dans d’obscurs emplois, et pour se consoler de n’être qu’un fruit avorté et un orateur manqué, il écrit un livre où il démontre que l’éloquence est un art inférieur, qui consiste à embrouiller les questions par des sophismes. Il a renoncé à faire la cuisine, c’est un métier qu’il méprise, mais il tient à prouver qu’il en connaît tous les secrets, toutes les recettes, et son Manuel du parfait cuisinier politique abonde en conseils tels que ceux-ci : « Votre prétention étant bien établie dans votre propre esprit, cherchez un principe sur lequel vous puissiez l’appuyer. — Quand vous avez trouvé un fait ou un exemple particulier, transformez-le en un principe général. — Fortifiez votre esprit contre toutes les impressions que pourrait produire en vous le raisonnement de votre adversaire. — Pour attaquer ce que les autres ont dit ou pour défendre ce que vous avez dit vous-même, omettez ou ajoutez quelque chose, ou remplacez un mot par un autre, un peu plus modéré ou un peu plus énergique, selon le but que vous poursuivez. »

On trouverait difficilement dans le Manuel d’Hamilton une règle, une rubrique que lord Beaconsfield n’ait appliquée maintes fois pour se défendre contre les accusations de ses ennemis, ou pour renverser un cabinet whig. Mais il laissait aux infirmes le soin de réduire en système

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  1. La Logique parlementaire de Hamilton, traduite en français pour la première fois avec une introduction, par Joseph Reinach. Paris, 1886; Charpentier.