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Les lettres où il raconte son malheur et sa défaite le font bien connaître : « j’ai prononcé la nuit dernière mon premier discours, my maiden speech, écrivait-il à sa sœur, le 8 décembre 1837; j’avais pris la parole à la requête de mon parti et avec le plein assentiment de sir Robert Peel. Comme je désire vous donner une idée exacte de ce qui s’est passé, je commence par déclarer que mon début est un échec en ce sens que je n’ai pu réussir à me faire entendre; mais cet échec n’est imputable à aucune incapacité ni à aucune défaillance de ma part; mes adversaires m’ont vaincu par la puissance de leurs poumons. Je ne puis vous donner une idée de leur âpreté, de leur violence, de la déloyauté de leur conduite. Ce fut comme mon premier début à Aylesbury et peut-être ai-je le droit d’en tirer un bon augure pour mes triomphes à venir. j’ai livré la bataille jusqu’au bout avec un indomptable courage et avec un sang-froid qui ne s’est pas un instant démenti. »

Un maître dans l’art de la parole, qui avait entendu ce discours malheureux, déclara aux malveillans, aux railleurs, «que si jamais un homme avait possédé le génie de l’éloquence, c’était ce débutant dont on se moquait, que rien ne pouvait l’empêcher de devenir l’un des premiers orateurs de la chambre des communes. » — « Son seul tort, ajoutait-il, est d’avoir débuté trop brillamment. Un début devrait toujours être pâle et ennuyeux. La chambre n’admet pas qu’on ait de l’esprit sans lui en avoir demandé l’autorisation; elle n’aime pas que de prime abord on se donne pour ce que l’on est, elle veut avoir le plaisir de vous découvrir et de vous inventer. » A quelques jours de là, ce bon juge en matière d’éloquence et de rubriques parlementaires rencontra Disraeli chez un ami commun et s’appliqua à relever son courage, qui n’était point abattu : « Si on vous avait écouté, qu’en serait-il advenu? Vous auriez fait le meilleur discours que vous puissiez souhaiter de faire. Il aurait été froidement reçu, et vous auriez désespéré de vous-même. Vous avez montré à la chambre que vous possédez un bel organe, que vous avez la parole à votre commandement, qu’à l’éloquence vous joignez le courage, le sang-froid, la présence d’esprit. Débarrassez-vous de votre génie pendant tout le cours de la session. Parlez souvent, afin de prouver qu’on n’a pas réussi à vous intimider, mais parlez brièvement. Pas de mouvemens oratoires; tâchez d’être ennuyeux, argumentez, raisonnez. Étonnez-les en traitant des questions d’affaires, et descendez dans le détail. Citez des chiffres, des dates ; avant peu, la chambre, qui sait que vous avez de l’esprit et de l’éloquence, se plaindra que vous gardez vos talens pour vous. Elle vous encouragera à mettre toutes voiles dehors, et vous deviendrez un de ses favoris. » Ces conseils ne tombaient pas dans l’oreille d’un sourd; mais Disraeli avait-il besoin qu’on le conseillât? Jamais homme ne sut