Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaît l’empire des mauvaises habitudes? Quand nous ne parlons pas l’idiome des controverses juridiques, nous pensons, nous raisonnons encore comme des juristes, et les délicats nous sentent d’une lieue. M. Rousse est plus lettré que les lettrés eux-mêmes, car il fallait un don du ciel pour échapper à tant de périls : l’avocat n’a pas gâté l’écrivain, et l’écrivain n’a pas gâté l’avocat.

Parler de Jules Favre depuis que M. Rousse a prononcé son éloge devant l’Académie française est une entreprise téméraire. Si je m’y hasarde, c’est que je me propose bien moins de m’attacher à tout l’orateur que de suivre l’avocat à la cour d’assises. Je ne présente au lecteur qu’un coin du tableau. Jules Favre fut un très grand avocat d’assises et peut-être ne lui manqua-t-il, pour devenir le premier, que d’être un moins grand orateur. Il y a des gens pratiques au barreau comme ailleurs et, pourvu qu’ils gagnent leur procès, ils se soucient peu du reste. Cet incomparable artiste se souciait peut-être moins de gagner sa cause que de la très bien plaider. Ce n’était pas seulement pour son client qu’il s’exaltait dans des exercices solitaires, répétant jusqu’à dix fois un projet de discours, variant autant que possible les détails et arrivant à des effets dont il était lui-même surpris. M. Rousse a dit du plaidoyer pour Orsini que ce ne fut pas une défense, mais une harangue funèbre et comme un magnifique chant de mort. Il jugeait du même coup d’autres plaidoyers : ce n’était jamais une médiocre harangue, mais ce n’était pas toujours une défense. Favre avait, comme Cicéron dans l’Orator, les regards fixés sur cet idéal que l’œil n’a jamais entrevu, que l’oreille n’a jamais entendu et que nous atteignons néanmoins par la pensée : Ipsius in mente insidebat species pulchritudinis, eximia quœdam, quam intuens in eaque defixus ad illius similitudinem artem dirigebat. Le jury n’exige pas, nul ne l’ignore, une recherche si curieuse de l’élégance, du nombre et de l’harmonie, un art si savant d’arranger les mots, d’en conduire le son, d’en surveiller la cadence et la mesure. Il peut se montrer jaloux d’un culte qu’on porte à d’autres autels et se demander si l’encens qu’on brûle devant la muse ne lui est pas dérobé.

Celui-ci ne fut pas le courtisan du jury, même dans les procès politiques. Le jury est, en général, enclin à l’indulgence dans ces sortes d’affaires : à moins que les intérêts vitaux de la société ne soient en jeu, les nécessités de la répression ne le frappent pas toujours et il aime à se dire que les procès de presse n’ont guère empêché, jusqu’à présent, les révolutions. Mais encore faut-il qu’on le ménage! Il ne lui messied pas de donner quelques leçons discrètes au pouvoir; mais encore n’est-il pas fâché de se persuader