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produit par un fragment de la plaidoirie prononcée pour la partie civile, devant la cour d’assises de la Seine, dans l’affaire La Roncière. Comme on reprochait à l’accusation de ne pas expliquer certaines invraisemblances : « Le coupable, s’écrie Berryer, c’est La Roncière ; le coupable, c’est lui. Prétendez-vous m’arrêter en demandant d’expliquer son crime et de développer devant les jurés quelles en ont été les affreuses combinaisons? Non, messieurs, il est des conceptions que je suis fier de ne pas comprendre ; il est des infamies que je suis condamné à croire sans les concevoir. Heureux les hommes de bien qui sont forcés de reconnaître l’existence de certaines conceptions infernales et d’infamies abominables, mais qui n’ont pas l’intelligence de ces machinations! » Nous avons quelque peine à comprendre aujourd’hui l’enthousiasme extraordinaire que souleva, le 11 juillet 1835, ce mouvement oratoire. La mémorable affaire Dehors[1] est, plus que toute autre, féconde en effets d’audience dont nous ne nous rendons plus compte que par un véritable effort d’imagination. Tandis que Berryer raconte la vie de l’accusé, sa voix se trouble, des pleurs coulent de ses yeux : « Pardon, dit-il, messieurs les jurés, pardon; mais je connais cette famille. » Il paraît que les spectateurs fondirent en larmes. Plus loin, l’avocat s’efforce de prouver, en groupant un certain nombre de faits, que Dehors n’avait pas pu remettre à un certain Lefèvre la poudre avec laquelle on avait allumé l’incendie; puis, s’arrêtant tout à coup : « Cela est-il possible? Et il faut que je vous démontre que cela est impossible ! Mais je suis fou ! Je suis fou de répéter de pareilles choses. » Cet artifice de langage, qui nous laisse assez calmes, excita des transports el provoqua des acclamations bruyantes. C’est que la parole « n’était pour lui qu’un accessoire » et que tout le reste : le geste, la voix, l’accent, le visage échappent nécessairement à la postérité.

On se tromperait néanmoins en se figurant que le temps a tout effacé. Par exemple, il serait à jamais regrettable qu’on n’eût pas publié les principaux plaidoyers politiques de Berryer. Timon, jugeant l’orateur politique, a dit tout uniment que personne no l’avait égalé depuis Mirabeau. Dans les nombreux procès de presse que le grand avocat plaida devant la cour d’assises de la Seine, l’orateur politique apparaît encore : s’il n’a pas, comme Cicéron, le peuple pour auditeur, il entend bien l’avoir pour juge et l’interpelle encore à la barre, en parlant au jury, comme à la tribune, en

  1. Dehors, accusé d’incendie, fut défendu trois fois par Berryer, condamné deux fois aux travaux forcés à perpétuité et finalement, après deux cassations successives prononcées pour des vices de forme, acquitté. Nous parlons de la troisième plaidoirie.