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le même jury, qui n’est toujours composé des mêmes membres, varie sans cause apparente, réprimant avec sévérité des infractions légères et jugeant des infractions plus graves, quoique de même nature, avec une grande mansuétude. Quoiqu’il ne puisse y avoir de symétrie parfaite dans l’administration de la justice pénale, on ne retrouve pas la même fantaisie dans les jugemens que rend une magistrature permanente.

Il y a d’ailleurs plusieurs espèces de criminels, on n’en peut disconvenir, que le jury traite un peu trop paternellement. Telles sont, par exemple, les filles accusées d’infanticide. Jeunes, quelquefois belles, elles arrivent à l’audience vêtues de noir, le visage baigné de larmes, la voix étouffée par les sanglots. Le jury, fort ému, les acquitte de temps à autre contre toute évidence et malgré leurs propres aveux. Il se montre aussi miséricordieux, en maintes circonstances, pour les crimes de premier mouvement. Que de fois il s’est arrogé le droit de pardonner au meurtrier qu’avait enflammé le ressentiment ou la colère! Un publiciste de talent a souvent, dans un de nos grands journaux, mis en relief l’indulgence du jury « à l’égard des femmes et des filles trompées ou soi-disant telles et qui, ou pour venger leur honneur ou pour se venger de promesses oubliées, ont usé et même abusé du vitriol et du revolver. » Rien ne peut donner une idée plus exacte de ces dispositions chevaleresques que l’étude attentive de l’affaire Marie Bière, jugée en 1880 par la cour d’assises de la Seine. Mlle Bière, on s’en souvient peut-être, avait tiré trois coups de revolver sur M. Centien pour venger l’abandon dans lequel il l’avait laissée après l’avoir rendue mère. Lachaud plaida pour elle, et sa plaidoirie est instructive. Pas de mouvemens oratoires, pas d’élans passionnés; à peine une ébauche d’argumentation : l’effort est inutile. Cet habile avocat ne veut pas laisser croire à ses juges qu’il cherche à s’emparer d’eux, tant il est sûr de ses juges! Un récit très calme fait sur un ton très simple, la lecture de quelques lettres habilement choisies, et la cause est gagnée. Lachaud dit en terminant : « Que ceux qui veulent vivre à la Gentien sachent que, lorsqu’ils ont déshonoré et perdu une femme, celle-ci peut se venger et regarder la loi sans crainte. » Tel est aussi l’avis du jury, qui ne délibère pas un quart d’heure et rapporte un verdict négatif sur toutes les questions. Combien d’autres héroïnes ont obtenu le même brevet d’innocence !

L’institution du jury, quoique issue, en France, de la révolution française, n’est pas, du moins par certains côtés, aussi démocratique qu’on se le figure. A coup sûr, nos jurés n’ont pas le parti-pris d’épargner les forts pour écraser les faibles ! ils veulent rendre justice aux uns comme aux autres. Cependant, on peut se demander