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affecte, comme d’habitude, une solitude austère dans un milieu indéfini. Le fond gris, plus résonnant, que M. Bonnat a substitué cette fois à ses anciens fonds noirs ou bruns, la jolie tête de la fillette en bleu qui s’appuie sur la hanche de son grand-père, ne modifient même pas cette impression. Le savant est isolé, bien isolé, pour qu’on le voie mieux, comme une statue sur son piédestal. Son visage, dont la clarté, au-dessus des vêtemens noirs, saisit seule le regard, s’enlève, avec une précision énergique, comme une médaille rudement frappée, sur le fond indifférent, avec une force d’expression intellectuelle d’autant plus entière que rien alentour ne peut l’atténuer. Le portrait de M. Bonnat est l’image historique ; celui de M. Edelfelt n’est qu’une image anecdotique. L’un se complète par l’autre, mais on ne saurait les admirer au même degré. Il est permis de croire que, chaque fois qu’il s’agira d’un visage où l’intelligence surtout doit parler, il sera convenable d’user de discrétion et de ne pas étouffer cette parole de l’âme sous le bruissement confus du murmure des choses. A côté du portrait presque en pied de M. Pasteur, M. Bonnat expose un portrait en buste de M. le vicomte Delaborde, compris avec la même fermeté expressive, et qui restera l’un des morceaux les plus mâles sortis de sa main.

Les observations précédentes feront sans doute comprendre pourquoi des deux admirables portraits en pied exposés par M. Cabanel, le Fondateur et la Fondatrice de l’ordre des Petites-Sœurs des pauvres, les visiteurs du Salon, par un très juste instinct, préfèrent la religieuse au religieux. M. Cabanel les a placés l’un et l’autre dans leur milieu ordinaire, assis chacun sur une modeste chaise, près d’un petit bureau chargé de papiers, dans des cabinets clairs, dont les murailles blanches sont également tapissées de cartes géographiques et de tableaux administratifs. Dans les deux figures, l’attitude est simple et aisée, le noir des vêtemens grave et souple, la physionomie intelligente, convaincue, bienveillante et douce. Les qualités du dessinateur et de l’observateur s’y montrent au même degré, à un degré rare de tout temps et même rare dans l’œuvre de M. Cabanel. Pourquoi donc cette différence d’impression? c’est que, dans le portrait de la Fondatrice, tous les détails expressifs de l’ameublement, éclairant la figure, mais ne l’annihilant pas, maintenus avec soin dans une subordination savante, ne servent qu’à mettre en lumière la figure et laissent en toute liberté rayonner cette sainte physionomie. La tête du Fondateur, au contraire, ainsi que tout son avant-corps, se trouvent perdus dans la grosse tache verte d’une carte de géographie malencontreusement accrochée au mur. Il suffit de cette note inattendue et violente, de cette note excessive