Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus leur exemple est dangereux. Un jour Michel-Ange, entrant avec un évêque dans la chapelle Sixtine, aperçut plusieurs jeunes peintres en train de copier quelques figures, aux musculations excessives, de son Jugement dernier : « Oh! que de gens ma peinture va perdre ! O quanti quest’ opera mia ne vuole ingoffire ! » ne put-il s’empêcher de dire. On sait si l’avenir lui a donné raison. M. Puvis de Chavannes ne pèche pas certainement par les mêmes excès que Michel-Ange ; c’est cependant un artiste supérieur, le plus noble et le plus original de ce temps. s’il est doué, comme on peut le croire, d’une semblable clairvoyance, il doit plaindre sincèrement ceux qui l’imitent. Son grand triptyque, destiné à l’escalier du musée de Lyon, la Vision antique, l’Inspiration chrétienne, le Rhône et la Saône, est le complément d’une vaste décoration, dont la composition principale, le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses, parue au Salon de 1884, occupe déjà sa place définitive et y fait très bonne figure. Les trois compositions nouvelles, exécutées d’après les mêmes principes, sont plus heureuses encore au point de vue de la conception poétique, de l’ordonnance linéaire, de la tonalité harmonique. C’est par ces trois qualités, en effet, qu’excelle M. Puvis de Chavannes; sous ces rapports, il a exercé et il exerce sur la génération actuelle une action qui n’est pas sans utilité. Comprendre un sujet par ses côtés les plus élevés et les plus simples, en disposer les figures avec justesse et clarté, le présenter dans son ensemble coloré avec un charme profond et pénétrant, ce sont des mérites qui ne courent pas les rues et qui valent bien qu’on les admire sans marchander. En vérité, si le triptyque de M. Puvis de Chavannes n’occupait pas le fond du Salon carré, où trouverions-nous, cette année, dans les deux mille quatre cent quatre-vingt-sept toiles qui l’environnent, un élan d’imagination assez vigoureux pour nous transporter, loin du terre-à-terre quotidien, dans ce monde idéal du rêve qui reste, malgré tout, le but suprême de l’art? Les sujets que l’on considère, à tort ou à raison, comme se prêtant le mieux à l’essor de la pensée, les sujets religieux, allégoriques, mythologiques, patriotiques, ne sont pas tout à fait abandonnés ; quelques-uns de ceux qui s’y exercent sont encore de très habiles gens. Nulle part, cependant, on n’y constate ni cette puissance de conviction, ni cette sincérité d’enthousiasme qui arrêtent forcément le passant surpris ou charmé devant les chastes évocations dues au dilettantisme ému de M. Puvis de Chavannes. Il semble que leurs imperfections mêmes, en leur donnant une apparence de visions passagères, les rendent d’autant plus douces à rencontrer qu’elles sont plus difficiles à retenir.

La Vision antique se développe dans un paysage méditerranéen