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de savoir et de passion dépensés. En réalité, pour qui connaît bien les soldats en ligne, leurs manœuvres printanières dans le Palais des Champs-Elysées ressemblent à un lendemain de désastre plus qu’à une veille de victoire, tant le nombre y est grand des invalides avant l’âge et des blessés à mort par le maladroit usage de leurs propres armes !

Jamais, il faut le reconnaître, le métier de peintre n’a été exercé, avec une dextérité apparente, par un plus grand nombre d’artistes ou d’amateurs; jamais l’amour de la nature extérieure, le respect de la réalité vivante, la finesse des sensations visuelles ne semblent avoir été développés d’une façon plus générale ; jamais une liberté pareille n’a été assurée aux manifestations des systèmes les plus contraires comme aux expressions des théories les plus paradoxales. A quoi aboutissent pourtant cette habileté de main, cette vivacité d’intelligence, cette liberté d’esprit? Combien de tableaux, dans ce déballage emplissant jusqu’aux combles trente énormes salons du Palais de l’Industrie, présentent le caractère d’œuvres d’art achevées? Combien méritent d’aller prendre une place sérieuse soit dans une collection publique, soit dans un cabinet d’amateur éclairé? Pour quiconque s’est donné la peine d’en faire le compte, la liste est vite faite. Quelle est donc la cause d’une pareille déperdition de forces? L’irréflexion. On ne pense guère avant de peindre, on pense peu en peignant, on ne pense plus après avoir peint. Très peu se rendent un compte exact de ce qu’ils veulent ou de ce qu’ils peuvent; la plupart s’abandonnent sans défense aux tentations mobiles de l’actualité, qui s’appelle désormais la pensée moderne ou l’influence du milieu. C’est par irréflexion que, depuis vingt années seulement, tant de peintres, bien doués et bien armés, après des débuts honorables ou éclatans, se sont laissé ballotter successivement par toutes les modes qui se succédaient au risque d’y perdre toute force et toute dignité ; c’est par irréflexion qu’ils adoptent précipitamment toutes les idées ou semblans d’idées, justes ou non, raisonnables ou non, qu’un succès quelconque, durable ou passager, a pu mettre violemment en lumière; c’est par irréflexion que, sans s’interroger eux-mêmes, sans consulter leur tempérament, sans respecter leur conscience intime, ils font à chaque instant litière de leur personnalité, devant le premier triomphateur qui passe. Dans le désordre où l’on s’agite depuis la disparition des chefs de 1830, que l’on cherche des conducteurs, rien de plus naturel. Aucune foule humaine ne s’en passe, puisque la médiocrité y domine. Encore faudrait-il qu’on les choisît avec circonspection et qu’on ne se pressât point, sous prétexte d’indépendance, de rompre avec les formules d’académies, si usées qu’elles soient, pour se soumettre