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chercher du secours, ramena le gouverneur de Séville, ramena l’archevêque, dégagea le visiteur et dut s’endormir ce soir-là en se croyant encore à Saint-Quentin.

Il serait fastidieux de raconter par le menu une querelle qui dura plusieurs années. Il suffira de dire qu’après diverses alternatives, les mitigés mirent définitivement Rome de leur côté. Les déchaux résistèrent encore un temps, grâce à sainte Thérèse, qui, de sa prison, les dirigeait et les conseillait en personne qui en sait long sur le train du monde et le prend comme il est. « Je crois qu’il dit vrai, écrivait-elle avec bonhomie au père Mariano au sujet d’un autre moine; c’est son intérêt pour le moment. » Avec un pareil chef, la réforme n’aurait jamais été vaincue si sainte Thérèse avait toujours été obéie. Elle ne le fut pas. Les déchaux se montrèrent imprudens et maladroits. Ils étaient agressifs et ils prenaient peur. Pour dernière sottise, ils fâchèrent le roi, qui les abandonna. L’année 1578 les trouva dispersés et contraints de se cacher. Les chefs que les mitigés avaient pu saisir étaient traités comme on se traitait en ce temps-là entre religieux : ils étaient enfermés dans des cachots noirs et battus comme des chiens. Un arrêt du nonce consacra la destruction des monastères réformés. Tout semblait fini.

Quand la nouvelle de l’arrêt fut apportée à sainte Thérèse dans sa cellule, pour la première fois de sa vie elle ploya. Elle se mit à pleurer, voulut être seule et s’enferma tout un jour. Le désespoir du mystique dont l’œuvre échoue n’a rien de commun avec le désespoir de l’homme ordinaire qui voit avorter ses projets. Il est troublé et angoissé, car l’œuvre était celle de Dieu, à qui le mystique parle, de qui il reçoit directement les ordres. Alors, pourquoi cette défaite et cette ruine? Pourquoi Dieu s’est-il dédit? Pourquoi s’est-il joué de son serviteur?

On aimerait à savoir ce qui se passe dans ces têtes mystérieuses, comment, pourquoi l’angoisse s’est changée soudain en ardeur, le doute en confiance, où est la jointure entre le visionnaire et l’homme d’action. On ne le sait pas. La mère Thérèse se leva le lendemain tranquille et résolue. Elle écrivit beaucoup de lettres, qui se sont malheureusement perdues, expédia une nuée de courriers, aux déchaux, à des grands seigneurs, au conseil du roi, à Philippe II. A défaut des lettres, nous connaissons leurs effets. Philippe II dit sèchement au nonce : « Obligez-moi, monseigneur, de protéger la vertu. Vous n’aimez point les carmes déchaussés et vous le leur faites trop sentir. » Le nonce se retira très ému et fit sa paix au plus vite. Le saint-siège la confirma en érigeant les déchaux en province séparée, indépendante des mitigés. La mère Thérèse retrouva sa liberté et remonta dans son chariot de voyage.