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ici, presque adorée là, elle jeta les fondemens d’un édifice si puissant et si durable, qu’en 1713, l’Espagne comptait 266 couvens, tant d’hommes que de femmes, érigés depuis elle selon sa règle ; le reste de l’Europe en possédait environ 400. Que l’on soit son partisan ou son adversaire, on ne peut qu’admirer l’énergie et le génie d’organisation de cette infirme, assaillie de maux qui troublent d’ordinaire le jugement et qui, toujours sage, prudente et joyeuse, conduisit à bonne fin son œuvre gigantesque.

Les difficultés matérielles étaient immenses. Il fallait trouver de l’argent, surmonter les défiances des autorités et, parfois, du clergé lui-même, vaincre l’hostilité des anciens couvens, pour qui la réforme était un affront et une menace. Il fallait surtout se tirer des griffes des bienfaiteurs et bienfaitrices qui, parce qu’ils avaient aidé de leur bourse, se croyaient tous les droits, témoin la princesse d’Eboli, belle-mère de celle que Philippe II aima et fit mourir. La vieille Eboli, ayant eu la fantaisie de fonder un monastère sous les auspices de la mère Thérèse, considérait son Carmel comme son joujou et tourmentait les religieuses plus que n’eussent fait cent disciplines. Elle en fit tant, et de si fortes, que sainte Thérèse prit le parti de faire enlever les nonnes, la nuit, par des hommes sûrs. A tout prendre, les peines étaient moindres dans les maisons fondées à la grâce de Dieu, sans un son vaillant. On s’y passait souvent de dîner dans les commencemens, mais il finissait toujours par arriver des filles avec des dots et il fallait si peu au couvent, sous la nouvelle règle, que les choses s’arrangeaient. Sainte Thérèse n’admettait qu’un seul luxe, un bien beau luxe à la vérité, et pour lequel elle faisait des folies : le luxe d’une belle vue. Il lui semblait secondaire de couper une sardine en quatre, si l’on mangeait sa moitié de queue en regardant un joli paysage.

Un de ses traits de génie fut de comprendre qu’à un état nouveau il fallait un esprit nouveau. Elle mit tous ses soins à réunir un personnel de choix et employa tout son courage à repousser les postulantes que voulaient lui imposer les fondateurs et fondatrices, les bienfaiteurs et bienfaitrices, les protecteurs et protectrices, et autres fléaux. « Dieu me préserve, écrivait-elle, de ces grands seigneurs qui peuvent tout, et qui ont de si étranges travers d’esprit! » Dieu ne l’en préservait pas, mais elle restait intraitable, et déclarait que « dût le monde s’abîmer, » on ne lui ferait pas prendre un sujet qu’elle jugeait mauvais. Elle écartait tout d’abord absolument la classe de personnes qui avait été la plaie des ordres monastiques, celle des filles qui entrent au couvent sans vocation, « pour échapper à une situation gênée dans le monde; » elle n’admettait pas que ses monastères fussent des pensions de famille. Elle n’admettait pas