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Catherine de Cardonne, que sainte Thérèse admirait de tout son cœur, est une figure encore plus originale et plus pittoresque que le père Mariano. Elle descendait des rois d’Aragon et était duchesse. A treize ans, ses parens voulurent la marier, mais elle avait fait un vœu, elle aussi, et elle pria le ciel de lui épargner ce calice. « L’attente de Catherine de Cardonne n’est point trompée; son fiancé meurt, » écrit un pieux historien qui aurait dû avoir la charité, avant de se réjouir et de louer le ciel, de s’assurer que ce pauvre fiancé, qui n’en pouvait mais, était allé en paradis. Lorsque les années l’eurent mûrie, Philippe II mit aussi la main dessus et la fit gouvernante de deux princes, don Carlos et don Juan d’Autriche, âgés de quatorze ans. Catherine de Cardonne fut une gouvernante vertueuse ; fut-elle pour don Carlos une gouvernante calme et judicieuse? Le doute est permis sur ce point. Toujours est-il qu’une belle nuit elle passa par une fenêtre du palais, se coupa les cheveux, mit une robe d’ermite, et partit à la recherche d’un désert et d’une grotte. Elle trouva l’un et l’autre dans la Manche, contrée prédestinée, où les romans de l’Espagne, les vrais et les faux, venaient se placer comme dans leur cadre naturel.

Au bout de quelques années, des pâtres la découvrirent dans sa grotte et elle fut bientôt un ermite célèbre, qu’on venait visiter de loin. Personne ne se doutait que ce fût une femme. Quel temps et quel pays, pour la fantaisie, que ceux où une duchesse, l’un des premiers personnages de la cour, pouvait disparaître par la fenêtre sans causer aucun émoi, et devenir un but de pèlerinage sans redouter les questions indiscrètes !

Elle fut trahie par des lettres de don Juan d’Autriche, qu’elle avait laissées traîner dans sa grotte. Sa popularité s’en accrut. « A certains jours, dit sainte Thérèse, la campagne était toute couverte de chariots remplis de gens qui venaient pour la voir. » Elle résolut finalement de fonder un couvent et de prendre l’habit, mais un couvent d’hommes et un habit d’homme, et s’en fut demander de l’argent à l’Escurial, où elle eut un succès extraordinaire. Il y eut bien le nonce du pape, qui lui fit des observations sur son costume et sur certaines allures « d’évêque, » mais elle lui répondit avec tant d’à-propos qu’il n’eut plus qu’à lui donner sa bénédiction et à la laisser en paix. Elle fonda un monastère de carmes sur l’emplacement de sa grotte, garda sa robe de carme et passa le reste de ses jours dans une autre grotte que lui avait bâtie le père Mariano. Ils étaient dignes de se comprendre. Sainte Thérèse aussi la comprenait, et tenait en piètre estime les personnes qui traitaient Catherine de Cardonne de folle.

L’atmosphère religieuse qui produisait les furieux emportemens