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place souhaitable, dans une société organisée comme la sienne, pour une fille sans mère, belle, spirituelle et impatiente du frein.

Elle finit par demander à son père la permission de prendre le voile. Don Alphonse refusa. Elle lutta encore, mais Dieu la tirait. Le 2 novembre 1533, elle se leva de grand matin et s’en alla, avec une douleur effroyable, se jeter dans le couvent des carmélites de l’Incarnation, en dehors d’Avila. « Il me semblait, raconte-t-elle, que mes os se détachaient les uns des autres. » l’apaisement se fit à l’instant en revêtant la robe des novices, et le bonheur l’inonda. À qui ne comprend pas ces choses si particulières, peu accessibles par la seule intelligence, nous citerons le cri de triomphe poussé par Thérèse de Ahumada quelques mois plus tard, après avoir prononcé ses vœux : « Je n’avais pas encore vingt ans, et il me semblait tenir sous mes pieds le monde vaincu. » Je ne sais ; mais cette ligne est pour moi comme une porte ouverte sur un monde où les règles habituelles de la conduite humaine ne sont plus de mise, où ce que nous appelons sagesse et folie reçoit d’autres noms, en vertu de jugemens qui nous échappent, où les choses et les mots ont un autre sens, et où l’homme de peu de foi, lorsqu’il hasarde une opinion, est semblable à celui d’entre nous qui essaierait d’appliquer nos procédés de mesure dans l’espace à quatre ou cinq dimensions.


III.

Pendant près de vingt ans, la sœur Thérèse se contenta d’être une bonne religieuse selon le XVIe siècle. Les prières l’ennuyaient décidément. « Pendant des années entières, écrit-elle, j’étais moins occupée du sujet de mon oraison que du désir d’entendre l’horloge sonner la fin de l’heure consacrée à la prière. » Très proprette, elle savourait les joies du balayage. Ce n’était point pour elle des joies ordinaires. À défaut d’autre titre, elle aurait mérité d’être la sainte du balai. Tant qu’elle put remuer, elle rangea, nettoya, lava, épousseta, trotta en faisant la guerre aux araignées et aux serviettes sales. Devenue la grande réformatrice avec qui le roi et le nonce comptaient, elle suppliait le provincial de ses carmes, « pour l’amour de Dieu, » de faire au besoin des constitutions pour obliger les moines à être propres. « Si Sa Paternité, écrit-elle, considérait leurs lits et leur linge de table, elle n’hésiterait pas. » Il est vrai, ajoute mélancoliquement sainte Thérèse, qu’aucune constitution n’y fera, « étant comme ils sont. »

Les deux événemens de cette période de sa vie furent sa grande maladie et la mort de son père. La maladie fut cruelle et étrange.