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Satan et ses pompes, sous la forme de pommades et de parfums, envahirent la place. Thérèse de Ahumada devint coquette et frivole. Elle persuada à Rodrigue, qu’elle opprimait décidément, de faire ensemble un roman de chevalerie ; ils le firent, le roman courut dans Avila et il surprit d’admiration tous ceux qui le furent.

Don Alphonse s’alarma : Beatrix était morte ; Marie, la grande sœur, se mariait; il se défiait de lui pour gouverner cette fille supérieure, son orgueil et sa joie. Elle était trop brillante, trop exaltée. Sa nature la jetait sans cesse d’un extrême à l’autre, des ravissemens mystiques de la longue prière solitaire à l’amour passionné de la parure et du succès. Don Alphonse la mit assez brusquement en pension dans un couvent, sans soupçonner, raconte-t-elle, à quel point la mesure était nécessaire et urgente.

Les huit premiers jours furent terribles ; le couvent lui parut une prison. Dès la seconde semaine, elle subit l’ascendant de la religieuse chargée des pensionnaires. Cette sœur était une fille de mérite et d’esprit, très sereine, possédant à un si haut degré, raconte son élève, « la grâce de bien dire, » que les moins dévotes prenaient plaisir à l’écouter parler des choses du ciel. Sous sa direction discrète, Thérèse de Ahumada se consola par le travail, tout en conservant l’horreur des couvens et de l’état religieux. Ce fut au milieu de cette horreur, et sans l’en corriger, que la vocation vint la saisir.

De toutes les raisons, et elles étaient nombreuses, pour lesquelles une Espagnole du XVIe siècle pouvait prendre le voile, la vocation vraie, par la foi, était la plus terrible pour une âme noble, capable de mesurer le fardeau. Thérèse de Ahumada se débattit. Pour comprendre son effroi, il faudrait pouvoir évoquer tout un ordre d’émotions religieuses dont l’Espagne actuelle a gardé des restes, et qui ne sont plus guère en France que des souvenirs, même pour les meilleurs catholiques. La religion était dure comme les mœurs. L’Espagne avait de hautes vertus, elle n’avait point d’humanité. Ses peintres aimaient à représenter des supplices. Philippe IV commandera à Velasquez les portraits de quatre nains hideux : l’idée de faire immortaliser par un grand artiste les difformités d’un malheureux ne peut venir qu’à une âme pour qui l’expression de « frères humains » est dénuée de sens. Le Dieu des rois catholiques était sombre comme eux. On n’était point tout à fait à lui si l’on ne croyait, comme n’est pas loin d’y croire encore un écrivain espagnol contemporain[1], à « l’efficacité bénie du sang répandu et des membres mis en pièces, » en d’autres termes, du sacrifice sanglant offert à la divinité. On sait

  1. M. Menendez y Pelayo.