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Doutez fort de la théorie,
Afin de vivre longuement ;
De notre abstraite confrérie
C’est le triple commandement.
Notre parti, qui croit à l’ombre,
A besoin d’un public discret ;
Vous jouerez le rôle du nombre ;
Placez-vous sur ce tabouret.
— Monsieur, quand donc espérez-vous.
Que notre règne nous arrive ? ..
— Monsieur, l’avenir est à nous.
— Mais il n’y paraît pas encore.
— N’importe, le temps n’est pas mûr
Mais il viendra. — Quand ? — Je l’ignore,
Et voilà pourquoi j’en suis sûr.


Cet agréable badinage réconcilia le public avec les prétentions qu’on nous attribuait fort gratuitement, et nous permit de continuer, à petit bruit, les conciliabules hebdomadaires où nous discutions les questions à l’ordre du jour.

De tous les membres du ministère les deux seuls qui vinssent chez moi étaient M. Mole, que je connaissais de longue date, et M. Decazes, qui avait épousé la fille aînée de M. de Sainte-Aulaire, issue d’un premier mariage. M. Mole, je l’ai déjà dit, était fort aimable, et malgré la vivacité de nos opinions, malgré la réserve que lui imposaient son caractère et sa position, il paraissait se plaire dans notre société.

Les visites de M. Decazes étaient plus rares. Nous ne le voyions même guère que chez sa belle-mère. Il se plaisait moins que M. Molé à la conversation littéraire qui partageait vivement nos préoccupations du moment. C’est à cette époque, si je ne me trompe, et ce fut dans le salon même de Mme de Sainte-Aulaire, que M. de Lamartine fit sa première apparition à Paris. Il me semble encore entendre la lecture de ses premières Méditations ; il me semble être encore témoin des premiers éblouissemens qu’elles produisirent. C’est également à cette époque que parut, non sans exciter d’un côté une grande indignation, et de l’autre une admiration non moins grande, le premier volume de l’essai sur l’indifférence en matière de religion. Il va sans dire que j’étais au nombre des indignés. D’autres écrits dignes de fixer l’attention publique signalèrent en même temps le réveil de l’esprit littéraire sous les auspices de la vie politique ; les leçons de philosophie de M. de Laromiguière, cet aimable métaphysicien dont j’ai parlé plus d’une fois ; les recherches philosophiques de M. de Bonald, l’Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV, par M. Lemontey ; les