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était indispensable de prouver par des faits combien est fausse cette hypothèse. Mais alors, dira le lecteur, ce qui résulte de l’exposé précédent, c’est que la crise a pour cause un excès de production : on produit trop de tout, et l’humanité est pauvre parce qu’elle a trop de richesses. Beaucoup d’hommes sont embarrassés de manger, de se vêtir et de se loger, parce qu’on a produit trop de nourriture, trop de vêtemens et trop de maisons. La surproduction, voilà le grand mal. Il n’échappe à personne que cette explication est assez étrange : quand on la présente d’une façon nette, comme nous venons de le faire en quelques lignes, elle se trouve singulièrement paradoxale. A-t-on vraiment trop produit ? Peut-on trop produire ? Et, en tout cas, peut-il jamais se rencontrer qu’un excès de production, pour parler la langue vulgaire, puisse engendrer la misère de la population ?

L’hypothèse d’un excès général de production, particulièrement quand il s’agit des subsistances, ne peut guère être admise. L’humanité a tant de besoins, soit naturels, soit artificiels, qu’elle ne sera jamais satisfaite, et qu’on pourra toujours travailler pour elle. Les anciens besoins sont extensibles, et chaque jour il en naît de nouveaux. Quand l’homme est chaudement vêtu et qu’il ne peut plus, sans s’alourdir, jeter sur sa personne de nouvelles étoffes, il pense à mettre des tapis dans sa demeure, puis des tentures aux murs. La consommation a des appétits illimités. On peut objecter avec raison que, s’il en est ainsi en général, il peut se rencontrer de l’excès dans les productions particulières. Je ne sais quel observateur à l’humeur mélancolique, voulant prouver que l’on pouvait, en effet, trop produire, prenait un exemple typique, celui des cercueils ; on pourrait trop produire de cercueils, et quand même ils baisseraient de prix, la consommation n’en augmenterait pas. C’est peut-être le seul objet dont on pût parler d’une façon aussi absolue. Encore pourrait-on répondre que, si la production des cercueils devenait plus facile et moins coûteuse, un certain nombre de personnes prendraient l’habitude de gratifier leurs proches de meubles de ce genre un peu plus perfectionnés, faits d’une matière moins vulgaire, de sorte que même pour cet objet dont chaque personne n’use qu’une fois après sa mort, on ne peut pas dire que l’industrie soit limitée, sinon pour le nombre des objets, du moins pour leur qualité. Si l’on veut un exemple plus riant, celui des berceaux, celui des lits, certes la quantité utile ne peut s’en étendre indéfiniment. Il naît, année moyenne, un million d’enfans en France : si l’on s’avisait, sous prétexte de perfectionnemens dans la production, de fabriquer deux ou trois millions de berceaux par an, il est clair que, quelle que fût la baisse des prix, on ne pourrait obtenir le placement de ces