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bon fils qu’à la condition d’avoir représenté un père sympathique, Molière nous offre ce caractère. A côté d’Harpagon, il a don Louis, du Festin de pierre, le plus noble assurément de tous les pères de comédie, sans en excepter Géronte du Menteur. Il ne fait que paraître celui-là, mais de quelle stature il se dresse, et quel superbe langage il fait entendre ! Dans l’Avare lui-même, où l’autorité paternelle se montre odieuse, il semble que, dès la seconde scène, le poète ait voulu mettre à l’abri, par une déclaration générale, ce qu’il attaquait dans un cas particulier. Avant même de proclamer son droit à la révolte, Valère a soin de dire : « Je sais que je dépends d’un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu’il nous est enjoint de n’en disposer que par leur conduite ; que, n’étant prévenus d’aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous, et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre ; qu’il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que l’aveuglement de notre passion ; et que l’emportement de la jeunesse nous entraine le plus souvent dans des précipices fâcheux. » Il passe outre, cependant ; mais il ne l’eût pas fait avec un autre père qu’Harpagon, et cette déclaration de principes, si précise et si forte, atténue singulièrement ce qu’il peut y avoir, dans la pièce, d’hostile aux droits de la famille.

Du milieu où vivait son père, où lui-même fut élevé et qu’il ne quitta jamais tout à fait, Molière a tiré plus encore que de ses relations directes avec Jean Poquelin. À ce milieu il emprunta les personnages et le cadre, les idées et les sentimens de la plupart de ses pièces. Entre bien des preuves, il suffira d’en citer une, particulièrement instructive, empruntée au Bourgeois gentilhomme. N’est-elle pas bourgeoise et parisienne dans ses moindres actions, dans ses moindres paroles, cette M018 Jourdain, d’un esprit si pratique avec sa philosophie terre à terre, si vaillante et si résolue dans la maison que bouleversent les fantaisies de son mari ? Ce n’est pas elle qui oubliera jamais ses origines et son père « qui vendoit du drap près de la porte Saint-Innocent. » Par une de ces vues de bon sens, assez rares en pareil cas chez les femmes, tandis que son mari veut s’élever vers la noblesse, elle se fâche et le retient. La fortune que les deux grands-pères de sa fille ont péniblement amassée et « qu’ils paient peut-être cher en l’autre monde, » elle prétend la défendre contre les Dorantes et les Doriménes. L’horizon borné de son quartier lui suffit ; on s’y connaît, on y voisine, on y glose les uns sur les autres, elle y est une personne considérable, et c’est là le vrai bonheur. Des ménages ainsi divisés,