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montrât tels qu’il avait vu le sien : grondeurs, maussades, aimant l’argent par-dessus tout. Mais, en avançant dans sa carrière, le type primitif change peu. Si, dans l’Amour médecin, Sganarelle offre plus de vérité et moins de convenu, les traits essentiels de cet autre « penard chagrin » rappellent assez bien Pandolfe et Anselme, Polidore et Albert. Sganarelle est crédule et méfiant, systématique et sensé, plein de confiance en lui-même et facile à duper, avare, égoïste ; il veut garder pour lui sa fille et son argent ; ici encore, je ne serais pas étonné que le fils Poquelin ait vu dans son père un peu de tout cela. Peut-être même, lorsque le démon du théâtre se mit à hanter le jeune homme, y eut-il entre son père et lui des scènes semblables à celle de Lucinde et de Sganarelle, lorsque celui-ci, voyant sa fille triste et entêtée dans le mutisme, lui propose tout ce qui peut lui faire plaisir, sauf le mariage, dont elle a envie ; de même, Poquelin père proposait tout à son fils, sauf le théâtre où il voulait monter. Peut-être enfin y eut-il chez le tapissier désespéré la plaisante consultation de compères et de voisins que nous voyons chez le père de Lucinde. Géronte, du Médecin malgré lui, est une autre variété de père bourgeois, que Molière put avoir sous les yeux dans sa propre famille. Ici, avec une naïveté de vieil enfant, plein d’une admiration béate pour la science grotesque étalée devant lui, reparaît le respect ingénu de l’argent et le revirement soudain des résolutions dès que le dieu Plutus entre en scène. Géronte repoussait Léandre : « Monsieur, lui dit-il, dès qu’il le sait riche, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde. » Nous avons déjà vu dans les Fourberies de Scapin une scène à laquelle s’appliquerait exactement un incident des relations de Molière avec son père ; et nous trouvons dans la même pièce un mot d’une si frappante vérité qu’on ne saurait le croire imaginé. C’est lorsque le père de Léandre, résigné à payer les cent pistoles, voudrait bien les compter lui-même de la main à la main : « J’aurois été bien aise de voir comment je donne mon argent. » Que de choses en ce peu de mots ! Le respect bourgeois de ces écus qui viennent si lentement, le cruel regret de s’en séparer, la grande importance d’un paiement, les précautions qu’il y faut prendre…

Considérées dans leur ensemble, les comédies sérieuses, avec leurs traits à la fois moins gros et plus profonds, nous présentent les rôles de pères sous le même aspect. Pour ne pas multiplier les exemples, laissons de côté M. Jourdain, du Bourgeois gentilhomme, qui, en imposant à sa fille un homme de qualité pour mari, espère, somme toute la rendre heureuse ; n’insistons pas davantage sur Orgon,