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juratoire, mais Pommier intervient et réclame à son profit le maintien de l’écrou. Le prisonnier s’arrange avec celui-ci et va sortir, lorsque un second fournisseur se présente, le linger Dubourg, qui a obtenu, lui aussi, décret de prise de corps pour non-paiement de 155 livres. Si Jean Poquelin eût conservé pour son fils la moindre bienveillance, c’était, ou jamais, le moment de le secourir : il ne bouge pas, et c’est un brave homme, Léonard Aubry, paveur des bâtimens du roi, qui rend la liberté à Molière en le cautionnant de 320 livres. Il faut arriver jusqu’au 24 décembre 1646, dix-sept mois après, au moment où l’Illustre Théâtre abandonne Paris, pour voir Jean Poquelin intervenir dans les affaires de son fils : à cette époque, il consent, non pas à rembourser Aubry, mais à garantir le paiement de la dette ; et il prend trois ans pour la couvrir : c’est seulement le 1er juin 1649 qu’il retire d’Aubry quittance définitive. On remarquera qu’à cette date Molière avait atteint la majorité légale et qu’il pouvait faire valoir ses droits sur la succession de sa mère. Ce fut probablement la considération qui décida le tapissier à s’exécuter, crainte d’une mise en demeure plus sérieuse ; le 4 août de la même année, il faisait un nouveau sacrifice et payait 125 livres sur la créance Pommier.

En tout, Jean Poquelin n’avait donné à son fils que 1,075 livres, et la part du jeune homme sur la succession maternelle s’élevait au moins à 5,000. Bien souvent, entre 1647 et 1650, tandis qu’il courait la province avec ces alternatives de bons et de mauvais jours qui étaient la vie des comédiens errans, le jeune chef de troupe dut écrire à Paris et solliciter quelque argent. Il n’obtint, au total, que 890 livres, péniblement arrachées, et par petites sommes ; encore son père eut-il soin de lui en faire signer une reconnaissance, le 14 avril 1651 : à ce moment Molière était à Paris, pour les besoins de son théâtre, sans doute, car c’était l’époque de l’année où se faisaient les engagemens de comédiens. Depuis lors, jusqu’à son retour définitif en 1658, il ne demanda plus rien : la fortune commençait à lui venir, grâce à de fructueuses campagnes théâtrales et à la protection du prince de Conti. Ainsi le père et le fils suivaient chacun leur voie, l’un continuant son métier, l’autre se préparant à écrire des chefs-d’œuvre par la pratique de son art et l’épreuve de la vie.

Si ce fut pour Molière l’époque la plus pénible de sa vie, malgré le succès final, ce fut, en revanche, celle de la plus grande prospérité commerciale de Jean Poquelin ; prospérité obtenue par tous les moyens, grands et petits, licites et illicites, où le tapissier se montre marchand avisé, mais âpre au gain et dur à ses débiteurs. Tapissier du roi depuis 1633, nous le voyons, en 1647, « juré et garde