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de complimens, les compare à Henri IV, les étourdit de ses promesses. Ses mesures se bornent à l’octroi d’un secours d’argent aux émigrés, au rappel éventuel de l’agent russe à Paris, pour le cas où les autres agens seront rappelés, et à la mise en quarantaine de l’agent français à Pétersbourg. Elle déclare d’ailleurs que ce serait la chose la plus aisée que de réduire à merci les Français insurgés : « Deux mille Cosaques et six mille Croates seraient beaucoup trop pour faire un tapis vert de Strasbourg jusqu’à Paris ! » Cependant elle n’aura garde de déplacer un cosaque. Elle laisse l’honneur de l’aventure au roi de Prusse, dont elle se moque, et à l’empereur, dont elle se méfie. « C’est l’unique homme auquel je pardonne de jouer le jeu qu’il joue, disait-elle de Léopold ; s’il trompe, je l’en félicite ; s’il ne trompe pas, je le plains. »

Léopold, sous ce rapport, était l’homme du monde le moins digne de pitié. Il vit très vite et très clairement dans le jeu de l’impératrice. Pour s’y méprendre d’ailleurs, les Allemands auraient dû fermer leurs yeux et leurs oreilles. Les deux chevaliers que Catherine voulait envoyer guerroyer sur le Rhin n’étaient ni l’un ni l’autre dupes de son étrange zèle pour la monarchie française. Le leur se refroidissait à mesure que s’échauffait celui de la Russie. Cet appel aux armes, qui partait de Pétersbourg, les amenait, tout naturellement à détourner la tête, et, au lieu de la France qu’on leur désignait, c’était la Pologne qui tombait sous leurs regards. La tsarine, cependant, n’avait pas entièrement perdu son temps et ses paroles : les Polonais du parti russe recommençaient à conspirer, le roi de Suède menait grand tapage de fanfares à l’avant-garde de la future coalition, et les émigrés français, prosternés aux pieds de Catherine, remplissaient le monde des éclats de leur reconnaissance.


V

L’émigration armée avait maintenant un roi et un connétable. Le roi, c’était le comte de Provence, sorti de France à la fin de juin ; le connétable, c’était Gustave III, arrivé le 14 à Aix-la-Chapelle. Déployant sur ce théâtre d’Allemagne le faste tumultueux et l’appareil légèrement ridicule qu’il mêlait aux actions même les plus nobles ou les plus graves de sa vie, il faisait état de chef de parti et se posait en lieutenant-général de la ligue des rois[1]. Il offrait trois fois par semaine à ses illustres cliens de

  1. Il faut se le représenter tel qu’il se montra, dans l’été de 1790, aux officiers russes, qu’il reçut à son quartier-général après la paix de Vereloe. Il les attendait, rapporte un émigré français au service de Russie, témoin judicieux et clairvoyant des événemens contemporains, il les attendait dans un temple de l’amitié, construit avec des sapins, orné de son chiffre et de celui de la tsarine et gardé par quatre soldats, habillés en Bacchus, assis sur des tonneaux et versant à boire aux arrivans. Il avait un costume étrange et théâtral : « un habit court à la suédoise brodé sur toutes les tailles, trois fraises de dentelle et trois rangs d’épaulettes, dont le dernier descendait jusqu’au coude. Un pantalon de soie, très juste, mi-partie jaune et bleu, des brodequins, les immenses éperons de Charles XII, l’épée de ce héros suspendue à un énorme baudrier, sans écharpe, tous ses ordres par-dessus son habit, et, pour achever sa toilette, il portait un chapeau rond de paille jaune, traversé par une énorme plume bleue. » — Résumé des campagnes faites au service de Russie par le comte de Longeron ; première campagne en Finlande en 1790 (Archives des affaires étrangères.)