Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parti à prendre : profiter des dispositions pacifiques de l’empereur et se rapprocher de lui. Il s’y décida sur l’heure et chargea son confident et son favori, le théosophe Bischoffswerder, d’aller trouver Léopold, qui voyageait en Italie. Un autre événement, qui le touchait de très près, contribuait à le jeter dans l’alliance autrichienne.

Les Polonais avaient fait une révolution. Ils avaient décidé, le 3 mai, dans un élan de patriotisme et d’enthousiasme, de se donner un gouvernement, des finances et une armée. Ils avaient l’air de vouloir sérieusement s’entendre et se défendre. Leurs mesures ne laissaient pas de surprendre les Allemands, tant à Vienne qu’à Berlin. Cette révolution de Pologne les agitait infiniment plus que celle de France. Ils considéraient d’ailleurs ces deux crises du même point de vue très particulier et très étroit, et ils ne s’embarrassaient ni de la différence des événemens ni de la contradiction des jugemens qu’ils en portaient. La révolution de France, qui se faisait contre le roi, les menaçait par son caractère anarchique ; la révolution de Pologne, qui se faisait contre l’anarchie, les inquiétait par son caractère conservateur. Les mêmes intérêts qui allaient bientôt les engager à former une ligue pour combattre l’anarchie en France, les portèrent à en former une pour la rétablir en Pologne. La même époque allait voir Louis XVI détrôné par son peuple pour avoir conspiré avec des rois le rétablissement de l’autorité royale, et Stanislas-Auguste détrôné par les alliés de Louis XVI pour avoir cherché, d’accord avec ses sujets, à relever en Pologne le pouvoir monarchique.

Le principal souci des Allemands venait d’ailleurs moins des Polonais que de leur formidable voisine, l’impératrice de Russie. Autrichiens et Prussiens demeuraient fort sceptiques sur la suppression du liberum veto et la régénération de la vieille et fantasque république. Ils n’avaient, au contraire, que trop de raisons de croire à la dextérité, à la souplesse, à la résolution de Catherine II. Qu’allait-elle décider dans cette conjoncture où tous ses desseins paraissaient bouleversés ? On pouvait et on devait craindre de la voir bâcler sa paix avec le Turc et ramener brusquement ses armées pour les jeter sur la Pologne et y déconcerter les patriotes avant qu’ils eussent le temps de s’organiser. Les Allemands auraient alors à choisir entre deux politiques : contenir la tsarine ou la seconder ; conserver la Pologne ou la dépecer de nouveau. La question d’Orient se compliquait, comme naguère en 1770, de la question polonaise. Les projets du roi de France s’enchevêtraient dans cette trame compliquée, et toutes ces affaires formaient comme autant de fils qui, de toutes les parties de l’Europe, venaient se réunir et se nouer, en Italie, entre les mains de l’empereur Léopold.