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dans les âmes anglaises par le protestantisme, à laquelle il faut attribuer la supériorité du roman anglais sur les nôtres[1]. » Nous retrouverons le même phénomène chez les auteurs russes ; détachés personnellement du dogme chrétien, ils en gardent la forte trempe, cloches du temple qui sonnent toujours : les choses divines, alors même qu’on les affecte à des usages profanes. La doctrine momentanée de l’écrivain n’a parfois que peu d’effet sur son œuvre ; ce qui compte le plus chez lui, ce qui manque surtout aux nôtres, c’est la longue préparation inconsciente dans un milieu sain, c’est la qualité religieuse du cœur. Quelles que soient les croyances auxquelles s’arrêtera Mary Evans, elle pourra toujours s’attribuer ces paroles de la méthodiste Dinah Morris, où elle a concentré l’essence de sa pensée : « Il me semble qu’il n’y a point place dans mon âme pour des inquiétudes sur moi-même, tant il a plu à Dieu de remplir abondamment mon cœur de compassion pour les souffrances des pauvres gens qui lui appartiennent. »

Ainsi pensent et pourraient parler plusieurs de ces Russes qui disputent maintenant aux Anglais la primauté dans le roman réaliste. Leur arrivée sur la grande scène littéraire a été soudaine et imprévue. Jusqu’à ces dernières années, on remettait à quelques orientalistes le soin de vérifier les écritures de ces Sarmates. On soupçonnait bien qu’une littérature pouvait exister chez eux, comme en Perse on en Arabie ; elle inspirait une confiance médiocre. Mérimée avait reconnu le premier cette contrée peu fréquentée, il y avait signalé des écrivains de talent et des œuvres originales. Tourguénef était venu chez nous comme un missionnaire du génie russe ; il prouvait, par son exemple, la haute valeur artistique de ce génie ; le public d’Occident demeurait sceptique. Nos opinions sur la Russie étaient déterminées par une de ces formules faciles qu’on affectionne en France et sous lesquelles on écrase un pays comme un individu : « Nation pourrie avant d’être mûre, » disions-nous, et cela répondait à tout. Les Russes ne pouvaient guère nous en vouloir : on verra que certains, et des plus considérables, ont porté contre eux-mêmes-cette sentence. Gardons-nous des jugemens sommaires. Sait-on bien que Mirabeau s’exprimait sur la monarchie prussienne en termes identiques ? Il écrivait dans son Histoire secrète : « Pourriture avant maturité, j’ai grand peur que ce ne soit la devise de la puissance prussienne. » La suite a prouvé que cette peur était bien mal placée. De même J.-J. Rousseau, parlant de la Russie dans le Contrat social, n’avait pas manqué l’occasion d’émettre un paradoxe : « L’empire de Russie voudra subjuguer l’Europe et sera subjugué lui-même. Les Tartares, ses

  1. Montégut, loc. cit.