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comme lui, n’a sa renouveler jusqu’aux rimes les plus banales, ni trouver de plus secrets accords entre les idées et les sons. Je recommande vivement aux curieux de ce genre de questions les quelques pages qu’y ont consacrées, dans son Petit Traité de poésie française, M. Théodore de Banville, et M. Becq de Fouquières, dans son Traité général de versification. À ce qu’ils en disent l’un et l’autre, et beaucoup mieux que je ne le saurais faire, j’ajouterai seulement un mot. C’est qu’il y aurait peut-être lieu de signaler d’instructifs rapports entre cette préoccupation de la richesse de la rime et ce goût du calembour qui semblent avoir également caractérisé Victor Hugo. L’extrême diversité du sens dans l’extrême identité du son, voilà le triomphe de l’extrême richesse de la rime ; c’est aussi le triomphe du calembour, c’en est même la définition.

Avec l’imagination de la rime peut-être eut-il encore à un plus haut degré colle du rythme et du mouvement. Je crois bien l’avoir dit autrefois, mais il ne saurait y avoir d’inconvénient à le redire : rien n’est plus beau que quelques pièces d’Hugo, dont une critique exacte ne laisserait pourtant pas subsister un seul vers, si même on ne prouvait avec la plus grande facilité qu’au fond elles ne signifient absolument rien. Je choisirais des exemples, s’il fallait en donner, dans la Légende des siècles et dans les Contemplations. Une idée générale assez vague et même un peu confuse, entrevue plutôt que vue et sentie plutôt que pensée ; un thème presque plus musical que poétique où vraiment littéraire ; de loin en loin, pour marquer les temps de l’idée, une image hardie, grandiose, un éclair dans la nuit, une brusque déchirure de l’ombre, aussitôt reformée ; puis un torrent de mots, dont on dirait volontiers qu’ils enferment plus de son que de sens, roulant les uns sur les autres, se heurtant, s’entre-choquant, hurlant de se voir accouplés, mais finissant par se soumettre à la toute-puissance du rythme qui les enchaîne, — il ne lui en faut pas davantage pour nous procurer quelques-unes des plus rares et des plus fortes sensations que la poésie ait jamais éveillées. Soumettez cependant ces pièces, vers par vers, strophe par strophe, à la critique vétilleuse d’un grammairien de profession, ou même à la critique déjà plus libérale que Voltaire a exercée sur Corneille ; je le répète, j’ai grand’peur qu’il n’en restât rien. Mais, précisément, la qualité que j’essaie ici de définir, étant de celles qui échappent à la compétence du grammairien, ne serait-elle pas, pour cette raison même, une qualité proprement poétique, et peut-être, s’il en est une, la qualité « lyrique » par excellence ? Je serais tenté de le croire. Nous avons l’habitude en France, nous l’avons toujours eue, nous l’avons encore, de ne demander à la poésie que la multiplication des effets dont la prose est capable. Elle a le droit pourtant, même en français, de se proposer quelque chose de plus, et le rythme, qui a sa valeur, sa beauté, son pouvoir propre, est, avec la rime, par lui-même