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eux-mêmes sont soumis à la destinée. » — « Nous nous acheminons, dit-il, vers un type de gouvernement dont l’idée éveille de sinistre ? souvenirs. Nous serons soumis aux caprices d’une assemblée unique, remaniant les lois constitutionnelles à sa guise. Ce sera une nouvelle Convention, omnipotente en principe, gouvernée par un comité de salut public, omnipotent de fait. En vain s’efforcera-t-elle de se dérober à ses maîtres par l’obstruction ; ils viendront à bout de ses résistances en inventant quelque nouvelle espèce de guillotine morale. » Voilà de lugubres prophéties ; mais peindre la figure du diable sur la muraille n’est pas le meilleur moyen de le chasser ; les Allemands prétendent qu’au contraire c’est un moyen assuré de le faire venir.

M. Maine est disposé à croire que nous vivons dans un âge de décadence, que nos goûts inconstans, nos inquiétudes d’esprit, la mobilité de nos pensées et de nos désirs sont les tristes symptômes d’une santé profondément altérée. Il combat vivement les novateurs téméraires qui, glorifiant toute mutation comme un progrès, exhortent les peuples à se défaire de toutes leurs habitudes, à réformer tous leurs usages, à rompre avec leurs traditions, à chercher leur bonheur en mettant à droite ce qui était à gauche et dessus ce qui était dessous. Il est fermement convaincu qu’une nation est d’autant plus heureuse qu’elle demeure plus fidèle à son passé, et tout homme de bon sens lui accordera sans peine que l’instabilité n’est pas un bien, que non-seulement il est de funestes changemens, mais que les meilleurs ont leur rançon, et que le progrès n’est que relatif, que tout gain est accompagné d’une perte. Les progressistes eux-mêmes en conviennent pour peu qu’ils soient philosophes.

Nous lisions l’autre jour, dans un volume de Mélanges de M. Frédéric Harrison, quelques pages aussi brillantes que spirituelles, où l’auteur a résumé tout le bien et tout le mal qu’on peut dire de notre siècle, prouvant ainsi à M. Maine qu’un esprit très avancé lui accorde sans peine tout ce qu’il est bon de lui accorder[1]. Auguste Comte a remarqué qu’il y a dans l’histoire des époques d’effervescence destinées à développer dans l’humanité des forces nouvelles, et des âges d’harmonie dont toute l’activité s’emploie à régler ces forces incohérentes par de sages tempéramens, à les concilier avec nos vrais besoins, à les ordonner dans un ensemble où notre raison a le plaisir de se reconnaître. M. Harrison convient que notre siècle, possédé du démon de la découverte scientifique et des inventions industrielles, n’est pas un âge d’harmonie ; que, s’il faut remonter jusqu’au temps d’Homère, le monde, tel qu’il nous apparaît dans l’Odyssée, réunissait quelques avantages que nous avons perdus, qu’il surpassait celui où nous

  1. The Choice of books and other literary pieces, by Frederic Harrison. London ; Macmillan and C°, 1886.