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morale. » Tous les phénomènes de conscience, quand ils sont bien distincts, ont leur expression intérieure ; c’est un fait d’expérience que nous ne pouvons penser sans parler intérieurement notre pensée ; la parole intérieure est l’intermédiaire constant, sinon nécessaire, entre le fait mental proprement dit, et le langage articulé. Si l’on est, comme Socrate, convaincu de l’existence d’une providence se révélant fréquemment aux hommes par des signes particuliers ; si l’on croit être parmi ceux que les dieux favorisent spécialement de ces manifestations, on en viendra naturellement à faire deux parts de sa vie morale. Tout ce qui est l’œuvre de la réflexion, de la délibération, on se l’attribue à soi-même ; c’est le domaine de la personnalité. Tout ce qui jaillit soudainement des sources inconscientes de la spontanéité, — répugnances instinctives, pressentimens inexplicables, inspirations de conduite dont on n’aperçoit pas les motifs, — on le rapporte à l’influence immédiate de la divinité. Et comme la Providence ne peut vouloir que le bien de ceux sur qui elle veille, on ne saurait manquer de bonnes raisons pour se féliciter d’avoir écouté ses ordres. Socrate ne s’est jamais repenti de son obéissance aux avertissemens démoniques ; toujours il s’est trouvé qu’ils l’avaient conseillé pour le mieux : n’est-ce pas qu’un pieux optimisme le disposait par avance à tourner quand même en bienfaits tous les événemens, fût-ce la mort, lorsqu’ils étaient pour lui l’effet de sa soumission docile à la voix surnaturelle ?

De tous les phénomènes psychiques qu’accompagne la parole intérieure, ce sont les prescriptions de la conscience morale qui prennent le plus naturellement l’apparence d’une voix. Il semble que la loi morale parle à la seconde personne : Tu dois faire ceci, tu dois t’abstenir de cela. De là la tendance à l’objectiver. Il semble aussi qu’elle soit plus généralement une interdiction qu’un ordre d’agir. « Tel est, remarque judicieusement M. V. Egger, le principal aspect de la morale rationnelle ; la satisfaction légitime est un sentiment moins vif que le remords ; la plupart des doctrines morales insistent plus sur les défenses que sur les obligations positives ; les premières sont incontestablement plus nettes et plus strictes, et, le plus souvent, elles sont données comme le commencement et le principal, sinon comme le tout du devoir. » Aussi s’explique-t-on que d’après un texte formel de Platon, le signe divin auquel obéit Socrate s’oppose toujours et n’incite jamais.

En conséquence, conclut M. V. Egger, le veto divin, sous sa forme la plus ordinaire, n’était autre chose qu’un sentiment vif et inexpliqué d’éloignement que Socrate éprouvait subitement pour l’action qu’il se préparait à faire ou pour les paroles qu’il allait prononcer. Ce phénomène d’empêchement divin ne pouvait se produire sans être, quelquefois au moins, exprimé entièrement, ne