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mœurs, un missionnaire religieux, un homme qui se propose un but immédiat et pratique de réforme morale et politique : enfin, si l’on en croyait Aristophane, Socrate n’aurait été qu’un sophiste un peu plus sophiste que les autres. Mais cette thèse désespérée, personne, que nous sachions, ne l’a sérieusement soutenue.

Dans un travail récent et fort distingué, M. Boutroux a repris la question sur de nouveaux frais. Il combat principalement l’opinion de ceux qui font de Socrate un logicien et un métaphysicien. Ainsi, pour Ed. Zeller, « l’ancienne physique ayant fini par se dissoudre sous l’action de la sophistique, Socrate régénéra la philosophie en la fondant sur un nouveau principe : le général ou le concept considéré comme objet de la science. » Selon M. Fouillée, « Socrate est un spéculatif, substituant aux causes physiques les causes finales pour l’explication de tous les phénomènes tant physiques que moraux. » M. Boutroux s’attache à montrer que Socrate ne fut préoccupé que de morale et qu’il est le vrai fondateur de l’éthique comme science. Il approuve l’objet de la sophistique, qui était de « rendre les hommes capables de bien parler et de bien agir, de bien administrer les affaires de la cité et de la maison, d’être utiles en un mot aux autres et à eux-mêmes. » Seulement les sophistes ne connaissaient et ne proposaient d’autre moyen que l’exercice et la routine, la pratique immédiate de l’action même dont il s’agissait d’acquérir la capacité. Socrate ne croit pas que l’art puisse être à lui-même sa propre fin, que la pratique puisse se passer de théorie : de là la nécessité de principes généraux, de règles impersonnelles, en un mot, de la science. « Les sophistes ont manqué le but, parce qu’ils se sont trop hâtés, et qu’ils ont voulu y marcher tout droit au lieu de prendre le détour qui seul y conduit. Avant de prétendre à l’habileté pratique dans la parole et dans l’action, il faut acquérir ces connaissances théoriques qui seules confèrent une capacité générale. On est bon dans les choses qu’on sait, on est mauvais dans celles qu’on ignore. L’art suppose la science : voilà ce que les sophistes n’ont pas vu. »

Déterminer la méthode, dégager les principes de cette science des mœurs, sans laquelle la pratique reste livrée au hasard, telle fut, selon M. Boutroux, l’œuvre exclusive de Socrate. La science telle qu’il la conçoit, la méthode telle qu’il la décrit, ne sont ni la méthode ni la science en général ; elles n’ont de contenu et d’objet que l’éthique. Les spéculations sur l’origine et les élémens constitutifs de l’univers sont vaines ; Socrate les rejette pour lui-même et en détourne ses disciples. De la géométrie, on n’apprendra que ce qu’il en faut pour mesurer exactement, au besoin, une terre que l’on veut acheter, vendre, diviser ou labourer. On saura assez d’astronomie si l’on est capable de « reconnaître les divisions de la