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donnera-t-elle vraiment des fruits nouveaux, ou bien restera-t-elle ce qu’elle a été jusqu’ici, non pas une imitation, mais une continuation de la littérature anglaise ? Les espérances de M. Stedman sont sans bornes, il est le plus optimiste des prophètes. Nous ne croyons pas pour notre part que l’universalité d’une littérature fondée sur une langue importée, nourrie de sentimens et de traditions qui appartiennent à tous les peuples réunis et confondus dans le grand loyer de l’émigration, puisse équivaloir de longtemps à l’originalité pure et simple telle qu’on l’entend ailleurs. On y reconnaîtra peut-être toujours la droiture et le bon sens anglais, la profondeur et la tendresse allemandes, l’esprit français, la passion espagnole, de même que dans le type américain proprement dit, dans ce type physique qui, si nous en croyons Herbert Spencer, deviendra le plus parfait du monde, grâce au croisement des variétés de la race aryenne, on démêle encore sans peine les emprunts physiologiques contractés de côté et d’autre. Peu importe en somme à quiconque ne fait pas de l’américanisme l’objet d’un culte fanatique, comme celui dont ce prétendu citoyen de l’univers, d’un esprit si étroit au fond, le radical, l’iconoclaste Walt Whitman est le grand-prêtre. Le beau n’a point de patrie, il n’a pas attendu pour être parlait l’avènement d’une démocratie, ses antiques manifestations ne seront jamais surpassées et serviront de modèles éternels. Que l’Amérique se garde seulement, d’abord d’une facilité d’assimilation dangereuse, ensuite de l’abus du dialecte. Tout est continuation, tout s’enchaîne ; l’arbre transplanté par-delà l’océan et surchargé de greffes nouvelles ne perdra rien à rappeler dans un sol neuf l’espèce dont il est sorti, pourvu que ses fleurs soient brillamment colorées, ses fruits savoureux et abondans. Il suffira de le laisser devenir en toute liberté ce qu’il doit être. Des prétentions hâtives et démesurées pourraient seules ralentir ou fausser sa croissance.


TH. BENTZON.