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Cet américanisme, que l’on voudrait créer en rejetant toutes les formes, toutes les règles, toutes les traditions du passé, nous parait en somme fort peu désirable ; ce n’est pas ainsi que se forme une littérature nationale. Comme l’a dit un des poètes les plus éminens qu’ait produits le Nouveau-Monde, il lui faut, pour croître et s’épanouir, la chaleur et la rosée des siècles. Toute littérature est le résultat de la culture et du raffinement intellectuel ; or, en Amérique, le goût a besoin encore de faire des progrès, notamment à New-York, où le sentiment esthétique n’est guère, au milieu du tumulte des affaires, qu’une affectation. C’est pourtant à New-York que les revues, les journaux, les éditeurs sont nombreux et influens ; la décentralisation serait désirable. Il faudrait, pour favoriser le développement de l’originalité, que chaque région de l’immense république eût son centre littéraire spécial ; autrement le cosmopolitisme, c’est-à-dire l’imitation des littératures européennes, tendra de plus en plus à régner dans les lettres. Tous les poètes de la dernière génération en sont atteints plus ou moins. Bayard Taylor lui-même, qui pourtant écrivit des ballades californiennes, fit passer sous nos yeux les scènes rurales de la Pensylvanie et essaya même de tirer un drame des origines du mormonisme. A d’autres momens de sa carrière, si courte et si bien remplie, Taylor fut cosmopolite comme ses confrères, puisant dans les voyages qu’il fit en Orient et en Europe d’heureuses inspirations (Poems of the Orient, a Book of romances, etc.). L’influence de Shelley, visible à travers son œuvre, suffirait pour qu’on ne pût lui décerner cette qualité de poète américain, qui, lorsqu’on y réfléchit, appartient tout au plus à Bret Harte, et, après lui, aux humoristes Leland, Hay, Riley, à un peintre des sierras de l’Ouest comme Joaquin Miller, à un ménestrel du Sud comme Fosler. Encore le jargon nègre des plantations, le dialecte des mines ou des défrichemens, l’exubérance seulement d’une bizarrerie par trop locale empêche-t-elle que la saine critique puisse faire grand cas d’une partie de ce bagage fantaisiste à l’excès. That Heathen Chinee de Bret Harte, lui-même, n’offre point, tout étonnant qu’il soit, l’intérêt des ouvrages en prose du grand chroniqueur de la fièvre de l’or.

Autour de Bayard Taylor, enlevé prématurément aux travaux qui dévorèrent sa vie et que couronna l’admirable traduction de Faust, s’étaient groupés de jeunes poètes d’avenir, Stoddard en tête (un artiste inégal, mais puissant, qui laissera quelques pièces de premier ordre, entre autres the King’s bell), puis Boker, l’Irlandais O’Brien, Aldrich, d’autres encore, qui ont donné pour patrie à leur muse l’univers tout entier. Quand Whittier, Lowell et Holmes,