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l’auteur du Corbeau a expliqué pourquoi un long poème ne peut exister. En somme, il refusait de voir au-delà de son propre génie et eût voulu réduire le poète à une seule méthode, presque à un seul thème. Adorant le beau, comme Heine, il voyait sa suprême expression dans la tristesse que nous cause le mal de la vie et notre incapacité à saisir l’inconnu ; il voyait sa forme la plus parfaite dans la beauté féminine. Rien de pathétique comme la mort d’une belle jeune femme, rien qui puisse en poésie rivaliser avec ce sujet-là ; en outre, la musique des mots, leur charme douloureux doit être mis en relief par quelque chose de fantastique, d’humble ou de bizarre (quaint).

Les capacités de Poë s’accordaient merveilleusement avec sa théorie. Les préludes de sa jeunesse, qui devinrent par la suite des poèmes, sont indéfinis au point de n’exprimer presque rien, et plus tard il ne laissa jamais son imagination se répandre librement dans ses vers ; il semble la réserver pour la prose ; en poésie, les sons passent avant toute chose.

Mais n’est-il pas oiseux de s’appesantir sur les théories, sur les préceptes de celui qui restera inimitable, quelque effort que fassent pour approcher de lui les exploiteurs du macabre grotesque ou larmoyant ? — Il a dit un jour, presque enfant encore : « La poésie est pour moi une passion et non un but. « Il garda le droit de répéter ce mot jusqu’à son dernier jour.


VIII

Avec le docteur Oliver Wendell Holmes, nous nous retrouvons bien loin de la passion, dans le domaine tempéré du bon goût et du bon sens. Les Essais de cet émule d’Addison et de Sterne eussent été trouvés dignes du Spectator ; les lecteurs de la Revue en connaissent depuis longtemps tout le mérite, grâce à un article intéressant de M. Forgues sur la Fantaisie aux Etats-Unis[1], où nous voyons ce personnage célèbre dans les deux mondes, the Autocrat of the breakfast-table, se répandre en dissertations un peu touffues parfois, mais toujours ingénieuses et piquantes, sur tous les sujets les plus graves et les plus légers, la philosophie et le sport ; l’histoire, la mode et la littérature. Depuis lors, deux nouvelles incarnations du docteur Holmes ont successivement pris place à cette table du déjeuner inaugurée par l’Autocrate. Le Professeur et le Poète ont rempli deux volumes de causeries en zigzags, de boutades capricieuses, dont la forme est toujours curieusement et savamment cherchée. Wendell Holmes a le culte de sa langue

  1. Revue du 15 juillet 1860.