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l’histoire des quakers et aux vieilles traditions coloniales ; elles ne sont jamais amoureuses. Toute la passion très ardente qui se joint chez Whittier à une chasteté virile, il la tourne contre l’esclavage, il la met au service du patriotisme et de la religion. Ses hymnes sont des actes de foi enflammés. Il resta fidèle aux formes simples de sa secte, sans intolérance à l’égard des autres cultes, hostile seulement à l’hypocrisie pharisaïque. Les poètes de son pays le chargèrent d’un consentement unanime de composer the Centennial Hymn, l’hymne pour le centenaire de l’émancipation, et il fit le magnifique morceau qui commence : « Dieu de nos pères ! de la main de qui les siècles tombent comme des grains de sable… » Whittier laissera la mémoire d’un poète militant, d’une sorte de croisé. Ses armes morales furent d’autant mieux affilées qu’il devait en sa qualité de quaker s’interdire l’usage des armes matérielles. Un de ses compatriotes l’a nommé, justement « le prophète de l’Amérique, le poète de l’humanité, dont les paroles de feu réveillèrent la conscience d’une nation coupable et firent tomber les fers des esclaves. » On pourrait lui donner aussi le titre de précurseur, car la horde des sentimentalistes médiocres raillés par Poë d’abord, par Lowell ensuite, s’écarte lorsqu’il apparaît pour faire place aux véritables poètes américains qui surgissent à la fois.


V

Que dire de nouveau sur Emerson ? — Il est trop connu en Europe comme penseur et comme écrivain pour qu’un jugement rapide survenant après tant d’autres qui ont consacré sa gloire ait beaucoup d’utilité. Tout le monde a la quelques-uns de ses Essais, quelques pages tout au moins de la Nature ; c’est assez pour avoir la mesure de son génie ; tout le monde est au courant de la belle et calme existence qui s’écoula en grande partie dans le village de Concord, au milieu d’un groupe d’élite attiré par les leçons du sage, et qui fait penser aux disciples de Platon entourant leur maître dans les jardins d’Académus. A peine est-il nécessaire de rappeler comment le jeune prédicateur de l’église unitaire de Boston, sorti de huit générations de ministres du culte, dans les veines desquels coulait le pur sang anglais, et nourri à l’université de Harvard des leçons de Channing, l’éminent fondateur de la religion libérale en Amérique, se sépara de l’église à la suite d’un sermon sur le dogme de la communion et commença dès lors sa carrière de philosophe et d’essayist. L’Angleterre a vu passer plus d’une fois cette noble figure, elle a entendu sa voix persuasive et recueilli ses éloquentes leçons ; le programme du transcendentalism qui pousse jusqu’aux plus extrêmes limites le principe de