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conversation est discrète, rarement générale, jamais bruyante. On se lève au bout d’une heure, et la soirée s’achève au milieu d’entretiens paisibles relevés par un peu de musique. Chacun se retire avec la conscience en repos, et bien certain qu’il n’aura pas à se repentir le lendemain de ce qu’il a pu dire ou faire dans la soirée précédente. Dans le monde, une ébriété, même légère, passe pour une haute inconvenance, et l’alcoolisme vous met hors la loi. Les estaminets ne sont plus fréquentés que par les jeunes gens, et la vie de café commence à leur déplaire de bonne heure. Je ne parle pas des sphères gouvernementales. Il y a longtemps déjà que l’alcoolisme ne les haute plus ; et c’est un fait qu’il faut enregistrer à notre louange, car, en cherchant bien sur la carte de l’Europe, on finirait certainement par trouver des pays qui n’en sont pas arrivés là, et où l’alcoolisme règne encore dans les régions les plus élevées.

Le même progrès s’est fait remarquer d’une manière bien plus sensible encore dans l’armée et dans la marine.

D’après une statistique produite par M. Chassagne au congrès international de 1878, les décès causés dans l’armée par l’ivresse alcoolique aiguë et le delirium tremens ont diminué de plus de moitié en sept ans[1]. Cela tient à la durée moindre du service militaire, à l’absence de vieux soldats sous les drapeaux et à l’oubli des vieilles traditions. Le même résultat se constate dans la marine pour des raisons analogues. Les matelots sont plus jeunes, les campagnes moins longues, le bien-être est plus grand à bord et la discipline s’est adoucie. Dans ma jeunesse, lorsque la vie des hommes s’écoulait presque entière à bord des navires, au milieu des privations les plus dures et sous une discipline de fer ; dans ce temps où les équipages n’allaient presque jamais à terre et faisaient parfois de longues campagnes sans y mettre le pied, quand on arrivait dans un port de France, que cette consigne sévère venait à cesser, quand le navire, arrivé la veille des mers du Sud ou de l’Océan-Indien, jetait son monde sur le pavé de Brest ou de Toulon, c’étaient alors des orgies et des scènes de désordre dont on n’a plus d’idée aujourd’hui. Les querelles dans les cabarets, les rixes avec les soldats de la garnison, ne tardaient pas à se généraliser, chacun prenant parti pour les siens, les magasins se fermaient, la ville avait l’air prise d’assaut, et les autorités militaires et maritimes avaient toutes les peines du monde à rétablir l’ordre en réunissant leurs efforts. Dans ces journées d’orgie, les équipages oubliaient leurs

  1. En 1865-67, la mortalité annuelle était de 12.90 pour 100,000hommes d’effectif ; en 1872-74 elle était tombée à 5.60. (Dr Chassagne, Compte-rendu sténographique du congrès et conférences, no 16, année 1879, p. 162.)