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rebutante. Un coup d’œil jeté sur les cartes de Lunier[1] montre que la consommation de l’alcool s’élève avec la latitude et qu’elle atteint son maximum dans les départemens du Nord, où celle du vin est presque nulle. Une ligne tirée de l’embouchure de la Loire au Ballon d’Alsace exprime assez exactement les limites inférieures de la zone au nord de laquelle l’alcoolisme règne en maître, où la population en consomme annuellement de 3 à 10 litres par habitant. Cette zone renferme à peine 26 départemens. Ce n’est pas le tiers de la France. Aussi, tandis qu’en Angleterre et en Russie le nombre des victimes de l’alcoolisme s’élève environ à 100,000 par an, chez nous on n’en compte pas plus de 2,000.

Dans notre pays, du reste, et c’est un fait d’une importance capitale, ce vice s’est déplacé en se transformant. L’alcool s’infiltre dans les sociétés comme l’eau de pluie dans le sol, en suivant les lois de la pesanteur. Il abandonne peu à peu les couches les plus élevées pour se répandre dans les profondeurs. Chez nous, les classes supérieures s’en sont presque complètement affranchies, tandis qu’il s’étend parmi les populations ouvrières et chez les paysans. C’est une vérité d’évidence pour tous les hommes dont les souvenirs remontent au commencement du siècle.

Il y a cinquante ans, on trouvait des buveurs dans tous les rangs de la société, dans la magistrature comme au barreau, chez les médecins comme dans le commerce, et lorsqu’ils rachetaient cette imperfection par quelques qualités qui se concilient volontiers avec les habitudes d’ivresse, on leur pardonnait leur intempérance. On savait seulement qu’il était imprudent d’aller les trouver après une certaine heure, et on respectait le recueillement dont ils avaient besoin de s’entourer. Les grands repas, les dîners de famille étaient interminables. Ce qui s’y consommait en alimens et en vins épouvanterait les estomacs dyspeptiques des hommes et surtout des femmes d’aujourd’hui ; mais alors cela ne déplaisait à personne et, quand, après le dessert, chacun avait entonné sa chanson, une aimable gaîté animait tous les convives. C’était l’heure des épanchemens, des confidences, — parfois aussi des querelles, car le vin exagère toutes les dispositions, les mauvaises comme les bonnes, mais une longue nuit de sommeil faisait oublier tout cela. Aujourd’hui les dîners sont courts, somptueux, les mets sont recherchés, mais peu copieux. Les vins sont variés, portent des noms retentissans ; mais ils sont versés avec une extrême réserve par des serviteurs corrects et qui semblent accomplir un sacerdoce. La

  1. Comptes-rendus sténographiques des séances du congrès international pour J’étude dus questions relatives à l’alcoolisme. Paris, 1879, n° 16 de la série, carte n° 1.