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néral et les buveurs se passionnèrent pour une ivresse si prompte et si facile à se procurer. L’eau-de-vie qu’on fabriquait alors était une boisson relativement inoffensive. On la retirait du vin, et la distillation laissait passer, avec l’alcool, quelques-uns de ses principes bienfaisans qui en tempéraient les effets. Son prix était du reste assez élevé pour en limiter la consommation. On ne consacrait à cette industrie que les vins de qualité inférieure ou d’un transport difficile, et, il y a un siècle, la quantité produite annuellement ne s’élevait pas à 400,000 hectolitres[1].

Jusqu’en 1840, la presque totalité des alcools consommés en France provint de la distillation des produits de la vigne ; mais, à partir de cette époque, on commença à en retirer des grains et de la pomme de terre, et lorsque celle-ci fut frappée par la maladie, en 1845, on s’adressa à la betterave et à quelques autres végétaux sucrés ou féculens. Cette industrie nouvelle a pris depuis lors une effrayante extension. Elle va se développant sans cesse, et aujourd’hui la fabrication des alcools, en Europe et aux États-Unis, s’élève à près de 23 millions d’hectolitres par an ; dans les pays du Nord, la consommation moyenne monte à plus de 10 litres par tête et par année.

Cet accroissement progressif constitue, pour les sociétés modernes, un véritable danger sur lequel l’attention des hygiénistes et des hommes d’état ne saurait être trop vivement appelée. Ces esprits d’industrie ne sont pas seulement des produits enivrans, ce sont des poisons.

Tous les alcools du commerce sont toxiques, dit Dujardin-Beaumetz dans un travail dont les conclusions n’ont pas été infirmées, et leur action nocive est en rapport avec leur origine et leur degré de pureté. Le plus inoffensif est l’alcool éthylique, celui qui constitue presque exclusivement les eaux-de-vie de vin, ainsi que celles de marcs, de cidre et de poiré. Les eaux-de-vie qui viennent de la betterave et de grains sont plus dangereuses parce qu’elles contiennent des alcools propylique, butylique et amylique. Ces deux derniers sont les plus toxiques, et c’est pour cela que les eaux-de-vie de pomme de terre, qui en contiennent parfois près de 5 pour 100, sont les plus nuisibles de toutes. Ces alcools, dits supérieurs à cause de leur poids moléculaire, sont intimement liés à l’alcool éthylique, et on ne peut les en séparer complètement que par des distillations fractionnées, faites avec le plus grand soin et, par conséquent, dispendieuses. Les rectifications qu’on pratique d’habitude dans l’in-

  1. Lunier fixe approximativement à 369.000 hectolitres la production de l’alcool en France en 1788.