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leurs occupations comme d’habitude et pouvaient atteindre un âge avancé. Leur ivresse était inoffensive et se dissipait à la faveur d’un sommeil prolongé. Ils en étaient quittes pour un peu d’inappétence le lendemain, et, à la longue, pour de la dyspepsie et des accès de goutte. Leur vice ne se traduisait à l’extérieur que par l’expression de leur visage, leur face enluminée, leurs joues rubicondes, leur nez bourgeonnant et vermeil. C’était l’ivresse gaie et bon enfant ; l’ivresse gauloise que tous les poètes ont chantée et qui diffère de l’effrayant alcoolisme d’aujourd’hui, comme les nobles vins de la Bourgogne et du Bordelais diffèrent du poison qu’on extrait de la pomme de terre ou de la betterave.

La bière n’a pas les propriétés fortifiantes et analeptiques du vin ; c’est cependant une boisson hygiénique et salubre quand elle est bien préparée. Sa saveur ne plaît pas au premier abord, mais on s’y habitue, et ses excellentes qualités justifient l’usage qu’on en fait depuis les premiers temps de la civilisation[1]. La bière, dont la fabrication est beaucoup plus compliquée que celle du vin, ne renferme, en moyenne, que 4 à 6 pour 100 d’alcool, et la quantité de matières extractives varie de 3 à 4 pour 100[2]. C’est par conséquent une boisson très peu enivrante. L’acide carbonique qu’elle renferme agit aussi sur le système nerveux ; enfin, le principe actif du houblon l’impressionne également sans causer cependant ni l’engourdissement de l’opium, ni le délire du hachich, auquel on a voulu le comparer. La bière favorise la digestion, calme la soif et fournit à la nutrition deux fois plus de principes assimilables que le vin[3]. C’est pour cela qu’elle a la réputation d’être nourrissante et de faire engraisser. Son abus conduit à la goutte et à la glucosurie.

La bière, à part certaines espèces anglaises qui sont aussi fortes que le vin, est un liquide si peu alcoolique qu’il faut en boire des quantités formidables pour s’enivrer. Aussi les gens qui en font leur boisson habituelle ont souvent coutume de prendre en même temps des petits verres d’eau-de-vie. En dehors de cette adjonction, qui change la nature de l’ivresse, celle que détermine la bière est lourde et somnolente. L’esprit, calme et comme engourdi, s’aban-

  1. Elle était connue en Égypte du temps des Ptolémées. Aristote a décrit l’ivresse causée par la bière. Les Germains et les Gaulois on faisaient usage, sous le nom de cervoise, avant que les Romains leur fissent connaître le vin.
  2. Les petites bières ne contiennent que 2 ou 3 pour 100 d’alcool ; les bières fortes, les bières de garde vont jusqu’à 8.
  3. Le meilleur vin ne donne en moyenne que 22 grammes de résidu sec par litre, tandis que la bonne bière laisse de 40 à 60 grammes de résidu solide de la meilleure composition. (Bouchardat, Traité d’hygiène, p. 341.)