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négligé par les psychologues et physiologistes) n’est pas le simple remplissement exact d’un vide, la satisfaction adéquate d’un besoin préexistant : il est un surplus, un surcroît. Considérez l’échelle des intensités dans la sensation : il y a un point voisin de l’indifférence, et c’est à partir de ce point neutre que certains plaisirs peuvent naître par un accroissement d’intensité ; tout plaisir ne suppose pas une descente préalable au-dessous du point idéal d’indifférence, dans la région inférieure de la peine. Le plaisir est alors senti directement comme tel, non indirectement par une douleur qu’il remplacerait : la vue jouit sans avoir souffert.

La théorie de Platon et d’Aristote[1] nous semble éclairée et confirmée par la physiologie moderne. Celle-ci nous montre que la sensibilité supérieure est liée à des organes spéciaux, comme l’œil, l’oreille, le nez, la bouche ; la sensibilité inférieure est répandue dans le corps, diffuse, sans connexion avec des organes bien différenciés. Or, la sensibilité inférieure nous avertit des conditions absolument nécessaires à notre existence, température, choc, faim, soif, etc. ; aussi la sélection naturelle l’a-t-elle organisée de manière à ce qu’elle s’alarme dès que ces conditions sont menacées. D’où il suit que la sensibilité inférieure est plutôt disposée pour la souffrance que pour la jouissance. Les sens supérieurs, au contraire, surtout la vue et l’ouïe, répondent moins, aujourd’hui, aux nécessités de la vie qu’au superflu, à la conservation qu’au progrès : aussi sont-ils plutôt faits pour le plaisir que pour la peine.

Il en résulte que la relation mutuelle de la jouissance et de la souffrance est inverse pour les sens supérieurs et les sens inférieurs. Ainsi, pour la sensibilité générale et interne, pour la température, pour le toucher même, le plaisir distinct présuppose quelque malaise antécédent ou quelque besoin. Il est agréable de manger ou de boire quand on a faim ou soif, de se plonger dans l’eau fraîche quand la peau est brûlante ; mais buvez ou mangez sans soif et sans faim préalable : si vous éprouvez encore du plaisir, ce sera seulement par l’effet particulier des alimens sur le sens spécialisé du goût. De mène, si le corps est à la température normale et neutre, le chaud ou le froid ne lui causera qu’un très léger agrément. Le contraste de la peine antécédente semble, ici, nécessaire au plaisir actuel. C’est que, dans cette région peu spécialisée, les écarts à partir de l’état neutre dans la direction du plaisir sont trop légers pour produire une véritable jouissance : il faut, pour y obtenir un agrément positif, une divergence marquée à partir de la ligne neutre. Seule, dans cette sphère inférieure de la sensibilité générale, la souffrance peut être déjà très vive à partir du point

  1. On en trouvera l’exposition complète dans le beau livre de M. Fr. Bouillier.