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donnent « quantité de demi-plaisirs. » La continuation et l’amas de ces demi-plaisirs, « comme dans la continuation de l’impulsion d’un corps pesant qui descend et acquiert de l’impétuosité, » devient enfin un plaisir entier et véritable, « Et dans le fond ; ajoute Leibniz, sans ces demi-douleurs il n’y aurait point de plaisir, et il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise[1]. » Un philosophe italien du XVIIIe siècle, Verri, développant la pensée de Leibniz, arrive à cette conclusion : Il dolore precede ogni piacere. Kant lui emprunte sa théorie. Pour lui, la vie est un effort continuel, et la conscience de cet effort est, à un degré plus ou moins intense, douleur. Il solo principio motore dell’ uomo, avait dit encore Verri, è il dolore[2]. La douleur, répète Kant, est l’aiguillon de l’activité, et c’est surtout dans l’activité que nous avons conscience de la vie ; sans la douleur il y aurait donc extinction de la vie[3]. Schopenhauer n’a pas eu à faire de grands efforts d’invention pour imaginer sa théorie sur le caractère négatif du plaisir, qui, selon lui, ne serait senti qu’indirectement par l’intermédiaire de la douleur, et sur le caractère positif de la peine, seule sentie directement en elle-même. « L’effort vital, » toujours « pénible, » dont parlait Kant, est devenu chez Schopenhauer le « vouloir vivre, » dont le perpétuel travail est un perpétuel échec et une perpétuelle souffrance.

Pour résoudre l’important problème soulevé par les pessimistes, il faut examiner s’il y a des plaisirs qui se fassent sentir directement, sans l’intermédiaire d’une douleur préalable ; puis si ces plaisirs peuvent être, sans le secours de la peine, les moteurs de notre activité.

Il nous semble que les exemples classiques de Platon et d’Aristote, tirés des sens supérieurs, comme la vue, l’ouïe, l’odorat même, et des plaisirs intellectuels, comme ceux de la science ou de l’art, rentrent dans cette dernière catégorie. Un enfant qui voit pour la première fois une étoffe écarlate reçoit une excitation du sens de la vue qui n’est nullement la suppression d’une peine préalable. Invoquer ici des malaises sous-entendus, des besoins imperceptibles et latens une tension des nerfs optiques aspirant à leur décharge, une sorte de « faim de la vue, » c’est faire une hypothèse qui a sa part de vérité, mais qui n’explique pas entièrement le phénomène. Le plaisir ici (et c’est là le point essentiel, trop

  1. Nouveaux Essais sur l’entendement, livre II.
  2. Sull’ indole del piacere e del dolore (1781).
  3. Anthropologie, § 59.