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dans son progrès est une limite qu’il s’efforce de dépasser à son tour : nous trouvons partout non pas seulement la tendance à conserver la vie, mais la tendance à améliorer les conditions de la vie, en intensité et en qualité. Il y a donc entre les organismes une concurrence active pour un surplus, une sorte d’ambition pour la conquête du mieux et non une guerre purement défensive. Le commandement primitif de la morale naturelle, chez l’animal, n’est pas seulement ce que Darwin et M. Spencer appellent « la vie normale, le maintien de soi, » live normally, self-maintenance ; c’est le passage au-delà de la limite même qui, jusqu’alors, avait été normale, pour développer ainsi de nouveaux besoins et les satisfaire. Les êtres sont une armée en marche, et l’universel mot d’ordre n’est pas seulement conservation, mais évolution.

Aussi les diverses formes de la vie sont-elles déjà capables d’évoluer et d’avancer leur organisation en dehors de l’influence, d’ailleurs considérable, qu’exerce la sélection naturelle. Celle-ci est un procédé de triage mécanique qui n’aurait point de matériaux où s’exercer s’il n’existait déjà une organisation antérieure, susceptible de variations plus ou moins favorables à l’avancement de la vie. Ces variations, selon Darwin, seraient toutes accidentelles, toutes de hasard, et c’est, nous l’avons vu, cette part exagérée faite aux accidens extérieurs qui est le défaut du darwinisme : Darwin n’a pas assez considéré les nécessités intérieures, soit physiologiques, soit psychologiques, qui agissent avant toute sélection et rendent toute sélection même possible. D’ailleurs, avec son admirable sincérité, il a reconnu lui-même qu’il avait, par un grave oubli, fait une part trop faible à la corrélation intime des organes et à leurs variations symétriques, qui se produisent indépendamment de l’utilité, par une nécessité toute physiologique. « L’homme et tous les animaux, dit-il, présentent des organes qui, à notre connaissance, ne leur sont d’aucune utilité maintenant, pas plus qu’à une autre période antérieure de leur existence, soit sous le rapport des conditions générales de leur vie, soit sous le rapport des relations d’un sexe à l’autre. Des organes de ce genre ne se peuvent expliquer par aucune forme de sélection, non plus que par les actions héréditaires de l’habitude ou du manque d’usage. Dans la majeure partie des cas, la cause de chaque modification ou de chaque monstruosité réside plutôt dans la nature ou la constitution de l’organisme que dans le milieu[1]. » Pareillement, Darwin a négligé le point de vue psychologique : les êtres « luttent pour la vie, » mais comment d’abord vivent-ils ? et pourquoi veulent-ils vivre ? et pourquoi luttent-ils ? Comment y a-t-il des variations agréables et utiles, que

  1. La Sélection sexuelle.