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infaillible dans les espèces inférieures ; mais chez les animaux supérieurs, même chez ceux qui ont la mens sana in corpore sano, on ne peut plus trouver aucune infaillibilité. C’est que, plus les organismes se compliquent, plus leur sélection purement mécanique devient difficile ; un homme paresseux ou inintelligent, par exemple, est-il condamné à mort par la justice de la mécanique universelle, armée de sa balance toujours en équilibre ? — Non, il peut se sauver par quelque autre endroit. Si telle faculté est en souffrance, une autre peut venir au secours de la première. Aussi l’adaptation mécanique au milieu se fait-elle avec plus de peine à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres : de là bien des anomalies. Les individus gardent certains plaisirs autrefois favorables, maintenant inutiles ou nuisibles. La passion de la chasse et celle de la guerre chez les hommes d’aujourd’hui semblent, selon Spencer, un reste des instincts du sauvage.

Les anomalies ont également lieu en vertu d’une autre conséquence de la sélection naturelle, sur laquelle M. Schneider n’a pas assez insisté : l’antagonisme de l’individu et de l’espèce. Les animaux inférieurs, pour se propager, doivent se détruire eux-mêmes : le corps se séparant en deux ou plusieurs, l’individualité du parent se perd dans celles des descendans. L’antagonisme est donc ici évident ; mais, même chez beaucoup de races déjà plus élevées, l’animal est condamné à périr lui-même aussitôt qu’il a engendré : tels sont la plupart des insectes. Plus tard, quand l’espèce s’élève encore, la race et l’individu se réconcilient en une certaine mesure. L’enfant ne subsiste que si la mère, le père, une foule d’individus subsistent autour de lui. L’individu vit par la société, la société vit par l’individu. Pourtant, dans ce passage graduel des races inférieures aux races supérieures, il se produit encore une foule d’anomalies ; aussi chez les hommes, mêmes sains, le plaisir est-il souvent contraire à l’intérêt. En tout cas, le plaisir de l’individu est très souvent contraire à l’intérêt de l’espèce humaine. Pas plus que M. Spencer, M. Schneider n’a trouvé le moyen de réconcilier l’égoïsme et « l’altruisme. » Si la relation générale du plaisir et de la douleur avec la vie demeure certaine, la nécessité d’une intelligence régulatrice ne l’est pas moins. Nous accordons que l’idée même doit se faire sentiment pour devenir force efficace, mais ici le sentiment n’est plus un simple résultat des lois de la sélection : il est lié au développement de la pensée, qui, étant elle-même la fonction supérieure de la vie, ne mérite pas cette sorte de défiance que M. Schneider professe à son égard.

Nous venons de voir que la sélection toute mécanique et biologique se montre insuffisante, chez les espèces supérieures, pour