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relativement à la nature du plaisir et de la douleur. « Il serait à souhaiter, disait Leibniz, que la science des plaisirs fût achevée[1]. » Elle est encore bien loin de l’être. Aujourd’hui que le problème du pessimisme et de l’optimisme a repris, avec un aspect nouveau, une nouvelle importance morale et métaphysique ; il n’est guère de question plus intéressante pour le philosophe que celle qui concerne l’origine du plaisir ou de la douleur et leur rôle comme moteurs de l’universelle évolution. Nous nous proposons ici d’exposer ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a aussi d’incomplet dans les explications empruntées à la doctrine de la sélection naturelle : nous rechercherons d’abord la portée et les limites de ces explications ; puis nous montrerons les conséquences morales ou métaphysiques auxquelles aboutit l’étude des rapports du plaisir et de la douleur avec la vie.


I

On ne pouvait manquer d’appliquer la doctrine biologique de la sélection au plaisir et à la douleur. C’est à cette théorie que M. Schneider, comme M. Spencer dont il est le zélé disciple en Allemagne, demande le dernier secret de nos joies ou de nos peines. Non-seulement il y a un lien entre le plaisir et l’accroissement de la vitalité, mais ce lien ne pouvait pas ne pas s’établir par une nécessité de l’évolution.

Qu’est-ce, en effet, que le plaisir ? « Une manière d’être que nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir, » répond M. Spencer. — Qu’est-ce que la douleur ? « Une manière d’être que nous cherchons à faire sortir de la conscience ou à en tenir éloignée[2]. » Ces principes posés, on voit immédiatement la conséquence que doivent tirer MM. Spencer et Schneider. Imaginez des individus chez qui le plaisir soit lié aux actions nuisibles, la douleur aux actions utiles. Il a dû se produire à l’origine des êtres de ce genre, grâce aux jeux de la nature, car, comme disait le vieil Héraclite, « Jupiter s’amuse et le monde se fait. » Mais les êtres ayant accidentellement un tel vice de constitution ont dû vite disparaître, puisqu’ils persistaient dans ce qui est nuisible et fuyaient ce qui est utile. Ainsi, d’après les principes de Darwin, qu’avait entrevus un autre philosophe grec, Empédocle, la condition essentielle du développement de la vie à travers les âges, c’est que les actes agréables soient aussi, en général, les actes favorables à ce développement. C’est là une nécessité toute mécanique.

  1. Lettre au père Nicaise.
  2. Psychologie, ch. VIII.